Photo-graphies et un peu plus…

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Aujourd’hui, nous avons parcouru 222 km. A longer les belles, verdoyantes et sinueuses Buller Gorge, celles-là même qui nous ont fait basculer de la West Coast à Tasman. La fin de ce voyage-là se profile. Dans trois jours, nous rendrons notre Toyota Corolla, nous nous hisserons sur le pont supérieur de l’Interislander pour dire au-revoir à cette île du sud sauvage et enchanteresse qui nous a tant émerveillées, et traverserons le Détroit de Cook pour rejoindre Wellington, la capitale, où la suite devrait être fixée. Ceci dit, ne nous projetons pas trop, nous avons vu ces derniers jours que cela n’était pas toujours pertinent et que la réalité était, pour une fois, plus rapide que l’imagination…

D’ailleurs, et c’est certainement le cas pour beaucoup, entre deux randonnées en pleine nature, tous les scenarii de films et romans d’anticipation apocalyptiques, post-apocalyptiques, de virus, de zombies nous reviennent à l’esprit comme un boomerang bien maîtrisé. Nous en parlons avec détachement et amusement en plein jour, tant et si bien qu’au petit matin, nous oublions presque que tout cela est bien réel. L’update se fait rapidement, et avec lui, les questions en suspens remontent à la surface. Notre réalité pourrait-elle rejoindre ces fictions-là ? Et puis, à une échelle plus individuelle : qu’allons-nous pouvoir faire ? Géographiquement parlant, j’entends. Partir, rester ? Ce n’est toujours pas réglé. Ce n’est pas une angoisse non plus. Juste une incertitude parmi d’autres.

Quoi qu’il en soit, souvent, en sillonnant cette île, avant même que le virus ne vienne occuper une partie de nos pensées et discussions, nous avons eu le sentiment d’être au bout du monde, ou plutôt à la fin du monde, ou peut-être après le monde. Voyez un peu… L’île du Sud, c’est 1 135 500 personnes (chiffre 2018) vivant sur un territoire d’un peu moins d’un quart de la France soit 7,5 habitants au km2… Combien de kilomètres avons-nous parcouru sans apercevoir âme qui vive hormis des vaches et des moutons ? A n’entendre que le chant des oiseaux ? Combien de bâtisses effondrées sur les bas côtés ? De villages à moitié abandonnés ? D’habitats bricolés, rafistolés, rouillés, comme s’ils avaient été érigés après la grande vague, à partir de ce qui avait résisté… Comme si, sans le savoir, nous avions déjà traversé un futur potentiel.

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Insondable

Il est tombé dans la soirée et au petit-matin, il est encore là. Le brouillard. Il faut y aller. Voir. Quitte à ne rien voir. En l’occurrence, en arrivant sur la digue, la mer a disparu, les maisons ont disparu, les rochers ont disparu, le monde a disparu. Je vais le chercher. Sur la plage. Mes pieds atteignent le sable. Il est encore là, je le vois. Il n’y a guère que lui que je voie d’ailleurs. Il est mouillé. Je file droit, vers le néant. Vers ce qui est censé être le bord de l’eau. Invisible. La plage est immense, je le sais car c’est marée basse, mais je n’en vois ni le début ni la fin. Je guette les aventuriers qui sortiraient de la brume sans prévenir. De simples silhouettes. Ce sont elles que je viens cueillir. Seules ou en groupe, au pas ou au galop, sur terre ou dans l’eau. Ces âmes faussement perdues qui, comme moi, viennent éprouver la perte de repère, le flou terrestre, la brume énigmatique. Je les enveloppe de cette immensité blanche faisant plisser les paupières, je les perds dans le décor. Les cale dans un coin ou tout en bas. L’homme, si petit dans l’univers, et pourtant là, unique. Fragile et puissant. Insignifiant et précieux.

J’atteins le bord de l’eau, le brouillard y est accroché. Je me retourne, laissant la mer gentiment chahuter dans mon dos, je ne vois rien, strictement rien. Il est rare de ne rien voir en plein jour. C’est magnifique. C’est paradoxal. Je me tourne à nouveau vers la mer, pour que mon regard puisse accrocher quelque chose, une vague, une algue, un amateur de longe côte. Je me tends et puis commence à remonter. Tranquillement, car je cueille toujours. J’arrive à un point où tout est vide autour de moi. Je ne vois plus la mer que j’entends à peine, je ne vois pas encore la digue et la rangée de maisons sur lesquelles tout le monde fantasme. Un peu plus et je serais prise de vertige. Pas celui qui peut nous saisir en altitude. Non, celui du flottement, impalpable, indéfinissable, insondable. Là, à perte de vue, rien. Une peur irrationnelle pourrait très bien s’infiltrer dans les gouttelettes d’eau qui bloquent le champ visuel. Je me dis d’ailleurs que je vais fermer les yeux, faire cinq tours sur moi-même et repartir tout droit. Je pourrais alors errer des heures sans retrouver mon chemin. Mais non, la Lune ferait son travail, l’eau remonterait et m’indiquerait la direction à ne pas suivre. De toute manière, je n’ai pas le temps de me perdre. Alors, je continue vers ce que j’estime être la bonne direction, celle de la terre ferme, des lampadaires et des maisons bien définis. Un gros rocher se découpe grossièrement à l’horizon. Une simple masse plus sombre. Je le reconnais, il sera mon guide. Je me retourne, une sylphide en maillot fend l’air. Et regagne le monde visible. Le rocher grandit, s’affirme, une mère et sa fille progressent d’un pas prudent, la petite trace une marque dans le sable avec son talon droit – la Petite Poucette -, la mère s’assure que le reste de la famille suit bien, je poursuis mon chemin, remonte la plage, atteins le rocher, puis la digue. L’air s’allège, on voit de plus en plus loin. Le rêve se dissipe. La réalité revient. C’est fou comme l’absence de tout peut rendre heureuse.

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