En fouillant dans mes archives argentiques en quête de rien en particulier si ce n’est d’un peu de mémoire des choses, je suis tombée sur une pochette de tirages de photos d’Istanbul prises dans les années 1990. C’était l’époque où on allait encore déposer ses pellicules chez le photographe en rentrant de vacances et où on ne savait pas précisément ce qu’il y avait sur les photos. J’avais sciemment choisi ce noir et blanc très granuleux, très vaporeux d’une certaine manière, pour capter cette cité historique dont je découvrais les rives depuis le Bosphore même. Je n’avais cependant pas réalisé à quel point cela mettrait en exergue l’équilibre quasi miraculeux qui permettait à tous ces immeubles de tenir debout. On pourrait presque parler de solidarité architecturale ! Je tombe, tu tombes… Tout semble en suspension, prêt à se désagréger sous le coup d’une bourrasque un peu sauvage, donnant presque un air de mirage à ce paysage urbain.
Ce qu’il est en fait devenu. Balayé, rasé par le renouveau, l’appel du progrès, d’un lendemain plus prospère… Enfin, c’est ce que je me suis dit le 23 septembre 2009 en tombant, dans les couloirs du métro, sur l’affiche 4×3 d’un cycle de conférences de l’UTLS consacré à la Turquie, montrant, en arrière plan du Pont du Bosphore et de la mosquée d’Ortaköy, un vrai downtown avec des gratte ciels n’ayant rien à envier à ceux qui défient les cieux plus occidentaux. Une vraie métamorphose. Un montage peut-être, sûrement, je ne sais plus, pour illustrer le choc des temps, passé contre (au sens de la bataille mais aussi de la proximité, de la juxtaposition) présent donc futur. Tradition contre modernité. Tout d’un coup, en un visuel, Istanbul avait radicalement changé de visage, donnant une saveur singulière à mes vestiges noir et blanc dans un premier temps, et, immédiatement après, l’envie et la curiosité d’aller la redécouvrir. Pouvoir porter un regard neuf sur ce que l’on connaît déjà n’est en effet pas si courant dans l’échéance courte d’une vie, même si les gens des villes, en général, sont diaboliquement efficaces et rapides dans leur grignotage de la campagne voire du désert…
L’histoire d’une photographie ne s’arrête pas à ce que disent les éléments qui la composent. Une fois faite, la photo est soigneusement rangée dans un sous-dossier, lui-même inclus dans un dossier, à son tour sous-partie d’un méta dossier. Idéalement, quelques mots clés lui sont accolés pour pouvoir la retrouver sans avoir à organiser une partie de Memory (ce que j’aime beaucoup pour ma part). Passées ces louables attentions liminaires, la photo coule des jours heureux et paisibles avec ses camarades de sous-dossier avec lesquelles, peut-être elles s’échangent des points de vue très argumentés sur la perception qu’elles ont, à la fois d’elle-même mais aussi des autres ; sur la manière dont elles ont été capturées : « oh, elle a totalement raté son cadrage ! » ou « C’est joli ce petit reflet qu’elle m’a collé en haut là ! » ou encore « Moi, je suis contente, je sens que je vais en faire rire plusieurs… » puis enfin « Rigolez bien car vous êtes condamnées à passer le reste de votre vie ici ! Elle vous a prises en photo, c’est sûr, mais maintenant, elle vous a oubliées ! Mettez vous bien ça dans le pixel ! »
Cette photo communarde exagère un peu la situation mais n’a pas tort sur le fait que beaucoup de photos ont déjà vécu leur heure de gloire par le seul fait de leur existence. Ce n’est pas une fatalité et certaines échapperont à cet apparent triste sort. Sélectionnées sur des critères changeant chaque jour, certaines seront imprimées pour intégrer un album ou livre photo. Ce qui reste une présentation intimiste, réservée à quelques élus mais cela fait toujours plaisir. D’autres se retrouveront sur des sites internet, des blogs, des réseaux sociaux pour une exposition certes virtuelle mais potentiellement mondiale. Dans des cas exceptionnels, une sélection d’entre elles fera l’objet d’une véritable exposition. J’entends « réelle » avec tirages, cadres et vernissage. C’est l’euphorie sur les murs pour ces images qui se pavanent, toutes émoustillées de l’intérêt que leur portent de parfaits inconnus. Mais il peut encore arriver mieux : qu’une personne ait un coup de cœur, qu’une autre se dise que cette image plaira à tel ou telle, et décide de se la procurer, généralement en l’achetant. Ce sont des choses qui arrivent…
Voilà donc l’heureuse élue comblée de l’être, choisie, mais déjà nostalgique à l’idée de quitter ses camarades à jamais. Une toute nouvelle vie commence alors pour elle, dans un tout nouvel environnement. Une vie a priori sans histoire puisqu’elle devrait être accrochée à un nouveau mur, idéalement vu de tous. Ce n’est pas toujours le cas. La photographie ci-dessus, dont la vie n’a pas été un long fleuve tranquille jusqu’à présent, pourrait aisément le confirmer. Cette photo, tronquée pour les besoins de la démonstration, est un cadeau rapporté d’une ville dévastée par des crises successives à l’allure, aujourd’hui, apocalyptique : Detroit. Une fois achetée, elle a traversé la frontière américaine en direction de Montréal où elle a passé quelques mois à quelques centimètres de moi. De là, dans l’obscurité la plus totale d’une valise bien remplie, elle a parcouru le pays d’est en ouest, s’arrêtant même là où personne ne va – Winnipeg – avant de filer à Vancouver. Elle a alors repris l’air pendant quelques semaines sur un rebord de fenêtre la mettant à son avantage. Et puis, nouveau black out. Retour anticipé à Paris par valise à coque solide. Avec escale. Et malencontreux échange de valide à l’aéroport de Toronto. On croit que cela n’arrive jamais ou, à la rigueur, qu’aux autres, mais c’est possible. Un personne peut vraiment confondre sa valise avec la vôtre et l’embarquer comme si de rien était. Un type a donc confondu une valise noire avec une autre mais identique valise noire. Cela peut s’entendre. Une valise d’une bonne vingtaine de kilos avec une autre d’une dizaine à peine. Là, le doute s’installe : a-t-il vraiment porté sa valise à un moment ? Une valise extrêmement bien rangée, sans perte d’espace donc, avec une valise où tout est en fouillis, vêtements et ours en peluche. Ok, on ne peut pas deviner l’intérieur de l’extérieur…
Après trois jours d’angoisse iconographique, la compagnie aérienne a réussi à négocier l’échange pas standard. La Gare de Detroit est arrivée à bon port. A l’ombre pour quelques mois encore, mais saine et sauve. Les pérégrinations achevées, la valise s’est ouverte et la photo est passée d’une table à une étagère à un mur à une desserte, toujours non encadrée (parce qu’elle se mesure en inches et que nous naviguons dans le système métrique, mais ce n’est qu’une excuse…). Tranquille et vue par tous. Jusqu’à ce terrible matin de juin où j’ai bien cru que c’en était fini pour elle. Tout d’un coup, j’ai entendu un grand « boum » venant d’ailleurs. C’était mon iceberg ! Il venait de tomber du mur de tout son poids… sans pour autant atteindre le sol, ce qui est pourtant la suite logique de tout objet en chute libre… Deux corps ont en effet fait blocage : la desserte, juste en dessous et sur laquelle il a vraisemblablement rebondi – je ne peux que reconstituer la scène n’y ayant pas assisté -, avant de basculer – tel un morceau d’iceberg arraché de la masse mère par le dérèglement climatique et s’écrasant, avec fracas, dans un lac, une mer, un océan – sur un fauteuil courageux, annihilant en une micro-seconde ses envies de destruction glaciaire. Pas un éclat, rien. L’iceberg, une œuvre d’art bidimensionnelle, n’avait rien. Malheureusement, la gare de Detroit se trouvait justement sur le chemin de l’iceberg… En glissant le long du mur, il est donc arrivé au sommet de la Gare, faisant plier puis déchirant la Marie-Louise sous la violence du choc, cassant la photographie dans la foulée et envoyant l’ensemble valser à terre dans un silence de photo blessée. KO en un décroché d’iceberg. Et une nouvelle ligne à ajouter à la biographie de cette gare à la vie haute en couleurs !
Voilà une chose que je ne fais jamais : couper des coins d’immeubles alors que je suis si près du but, c’est-à-dire, que le cadrage a été suffisamment réfléchi pour que les éléments qui doivent y figurer soient, si ce n’est entiers, au moins coupés intelligemment – à supposer que cela ait un sens -, et en tous les cas, disposés avec une harmonie totalement subjective. Bref, dans mon viseur – argentique, je le précise, même si finalement, cela n’a pas réellement d’importance pour la suite, quoique si, mais ce serait aller trop loin que de l’expliquer -, cette impressionnante tour venait innocemment flirter avec le bord gauche du cadre, sans jamais le toucher… Une tour à fleur de peau donc, sur le fil du rasoir, prête à passer de l’autre côté, mais pas sérieusement. Pourtant, la machine à tirages de lecture, dans sa cadence industrielle la rendant insensible aux subtilités humaines et la transformant en guillotine photographique, en a décidé autrement, tronquant ce petit bout d’image ridicule, cette tête, qui, à mes yeux, fait toute la différence, conférant à cette image une impression d’instabilité alors qu’elle se voulait équilibriste maîtrisée.
Un matin neigeux. Aucun arc en ciel à l’horizon et pourtant, une mélodie sort de moi encore et encore. Et je n’ai même pas vu Le Magicien d’Oz. Pour tout dire, je ne sais pas vraiment d’où elle sort. Over the rainbow donc. C’est donc cette histoire d’espoir d’un monde coloré, de peines perdues au loin derrière les nuages, de soucis qui fondent comme des boules de glace au citron (si, si), de rêves qui deviennent réalité qui passe en boucle dans ma bouche. Bien sûr, je ne fais que fredonner l’air multicolore et ne découvre que maintenant les paroles de cette chanson créée en 1939 pour Judy Garland. Pour rompre le fil – je ne peux décemment pas rester avec cette chanson accrochée à moi toute la journée -, je décide de tenter l’overdose en l’écoutant en boucle. Direction le site du requin qui groove. Je tapote les quelques lettres du titre et là, s’ouvre devant moi, une liste d’interprétations que j’étais à mille lieues de soupçonner. Un véritable exercice de style ou un bizutage de chanteur ?
Le désir de se défaire de l’arc en ciel se mue en expérience musicale : écouter toutes les interprétations proposées. Une petite cinquantaine au bas mot, Ray Charles, Jewel, Tom Jones, Aretha Franklin, Cosmic Gate, Israël Kamakawiwo’ole, Rufus Rainwright, Barbra Streisand, Beyoncé, Nina Hagen, Jimmy Hendrix, Elvis Presley, Tom Waits, Melody Gardot et j’en passe donc. Il y en a pour tous les goûts, de toutes les époques – jusqu’à 2010 avec Jeff Beck -, de tous les styles musicaux – jazz, techno, électronique, instrumental, ukulele, soul, lyrique, folk… -, des fidèles à l’originale, des déjantées, des inspirées, des amusantes (involontaires je présume), des passionnées, des traduites, des perchées… A chaque fois, la structure et les paroles sont respectées, mais tout le décorum change. Réinventer un classique n’est pas aisé et certains se donnent du mal pour se démarquer. Ecouter ces différentes versions, c’est aussi un peu parcourir l’histoire des courants musicaux de ces 70 dernières années… Cela n’est pas sans me rappeler le couple formé par le négatif et le tirage en photo. Si le négatif est unique – les paroles, la structure -, les tirages – l’interprétation – eux, faits ou pas par la même personne, peuvent se multiplier à l’infini, offrant ainsi des approches totalement différentes d’une même image. Le passage au numérique ne fait qu’étendre le champ des possibles. Mais, d’un certain point de vue, il est aussi réconfortant de constater qu’un tel appel à un monde idéal empli d’amour et de joie – ça a quand même un petit goût de sucre d’orge non ? – a pu être le point de convergence et de ralliement de personnes a priori si opposées les unes des autres…
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