Une fois n’est pas coutume, je commence par le texte car ce qui suit devrait être un joyeux bazar. Tout comme le sont certains étals de vide-grenier amateur, où l’on trouve tout et souvent, n’importe quoi, parmi lesquels des objets dont nous voudrions nous-même nous débarrasser s’ils nous appartenaient. Et que nous sommes pourtant prêts à acquérir car à 1 €, le « n’importe quoi » prend du galon et peut encore faire des heureux… On se dit : « A ce prix-là, ce n’est pas grave si cela ne fonctionne pas, si cela casse dans dix jours, si je ne le mets pas, si je le perds, si on me le vole, si… Au pire, je le revends au prochain vide-grenier ! ».
Du coup, j’ai loué mon mètre linéaire car, comme avant un déménagement hâtif, j’ai besoin de faire un peu de vide dans mon dossier hebdomadaire où j’accumule les photos envisagées pour ces duos quotidiens. Il y en a quelques unes que je ne peux plus voir en peinture, certaines prennent la poussière, et de nouvelles idées s’accumulent dans les carnets avec d’autres photos… Et puis, ce sont les vacances, cette coupure tant attendue où, comme au 1er janvier de chaque année, nous tentons de prendre de bonnes résolutions (soit dit en passant, c’est simplement car nous avons enfin le temps de nous poser, de sortir la tête hors de l’eau, et donc de penser, que nous essayons de reprendre la main sur notre quotidien pour les mois à venir ; ce que nous appelons communément des résolutions donc). Bref, trêve de bavardage, il est faussement 6h du matin, l’heure de tout déballer sur mon stand et d’essayer de lier ces images, dans l’ordre où elles se présentent à moi alors qu’elles n’ont rien en commun.
C’est parti :
Il faut toujours un point de départ. Une gare aux ombres énigmatiques et un sombre passager fuyant feront amplement l’affaire…
Oublions la gare de la ville où on y danse on y danse et prenons la vedette ! Cet îlot qui, de la crête de Crater Lake, a des allures de vaisseau fantôme (comprenez, on ne le voit pas tout le temps), ressemble, depuis le niveau de l’eau, à un trou noir, une sorte de grotte inversée dans un décor de rêve…
Qui nous ferait ressortir directement dans les ruelles de Kyoto où, un peu avant la tombée de la nuit, les geishas défilent en silence et sous le crépitement des flashs de badauds les attendant au tournant…
Je me suis alors demandé où pouvaient les conduire leurs pensées à cet instant précis où elles n’étaient plus qu’un personnage au visage figé, qu’une icône aux yeux des autres dont ils voulaient rapporter une image à tout prix… Peut-être sur cette plage Quileute de La Push, de l’autre côté de l’océan Pacifique, où reposent ces trois rochers majestueux…
Et où, paradoxalement, on traverse les paysages à vive allure…
Au risque de se heurter à un mur étrangement colonisé par du lichen déshydraté… Heureusement, une manœuvre réflexe permet d’éviter le choc frontal mais elle nous projette directement à l’embouchure de ce nouvel abysse, de cette sombre porte carrée sans fond apparent.
A l’autre bout de laquelle se trouve une plage normande éclairée sporadiquement par des pétards de fête nationale. C’est là que ça se gâte, que je perds le fil et que tout s’enchaîne sans transition ni autre explication que de courtes légendes lapidaires…
Paris, Nuit Blanche… Succès démesuré. Approcher l’installation de Vincent Ganivet relève du parcours du combattant. Lassés, les gens passent à côté sans lui jeter un œil.
Sagrada Familia. La lumière, dont je force volontairement le trait, inonde ce lieu d’une beauté sans pareille provoquant un séisme émotionnel de 9 sur l’échelle de Richter…
Pour le cliché, tout simplement. Impossible de se trouver à un tel endroit sans penser à un calendrier. Cela a quelque chose d’un peu ringard et en même temps, la ringardise a parfois ses avantages…
Sous les poursuites roses, une montagne humaine se lève et fait une hola aussi difficile à saisir que magique à voir… S’ensuit une avalanche d’images non légendées, un mélange de chaud et de froid, d’ici et d’ailleurs, de réalité et de faux-semblant, de proche et de lointain… Des images qui s’enchaînent sans d’autre raison que celle imposée par leurs noms qui s’enchaînent.
Voilà, en un coup d’ailes, c’est fini. Le stand est quasi vide. Je me sens légère tout d’un coup…
Les petites filles ne sont manifestement plus ce qu’elles étaient. Enfin, c’est la conclusion, certes sûrement un peu hâtive, qui vient d’emblée à l’esprit en étudiant ces deux spécimens version 2011. Hautes comme trois pommes toutes les deux, sans avoir aucun lien de parenté avec Tom Sawyer. La première déambulant dans la rue en talons, jupe à froufrou, petite veste cintrée, et se passant nonchalamment la main dans les cheveux. La seconde prenant naturellement quelques photos avec l’appareil numérique de maman : la petite famille assise sur le sable, les gens s’amusant sur la plage, les bateaux à l’horizon… Un trio de photos exécuté promptement, juste le temps de pivoter dans les trois directions visées, et l’appareil est rangé soigneusement dans sa pochette. Une rapidité qui n’empêche pas l’apprentie photographe, qui connaît vraisemblablement ses classiques, de cadrer ses images, à bout de bras, car c’est ainsi que l’on prend des photos désormais. A distance. Heureusement, tous nos repères n’ont pas encore vacillé sous le poids de la modernité et de la tentation de certains parents à faire pousser des mini-eux plutôt que des enfants. Ainsi, certaines valeurs sûres (au grand désespoir de quelques uns) persistent-elles, résistant aux sirènes des nouvelles technologies et aux envies de grandir trop vite : le rose ! Quand les petites filles ne porteront plus de rose, alors, il faudra commencer à s’interroger sur l’équilibre du monde…
Je me lève avec une envie. Rien de bien extravagant. Ecouter Avec le temps. Comme nous sommes à une époque où il suffit d’avoir un désir pour qu’il soit presque aussitôt assouvi, j’allume ma machine à puces, lance le renard en feu et ouvre Grooveshark (un Deezer sans frontières). Je clique sur la loupe, entendez « rechercher une musique ». Tactac tac tac. Avec le temps. Là, normalement, un tout s’en va vous arrive au bout des lèvres avant même que la liste ne s’affiche. Encore un de ces airs entêtants susceptibles de nous accompagner pendant des jours entiers… Lecture. Qui n’est pas une lecture au sens propre. La musique envahit l’espace et sa mélancolie avec. Dans la foulée (qui ne me fait pas bouger d’un iota), je lance (qui, évidemment, ne me fait rien jeter – qu’il doit être difficile d’apprendre le français !) une requête (et non une rocket) sur Léo Ferré (encore une histoire de chemin de fer, me direz-vous !). Léo Ferré chante Aragon. Dans l’instant, je suis embarquée dans un voyage dans le temps non réservé. Je suis là, dans une grande pièce pleine de tables, très éclairée, face à une inspectrice qui me demande ce dont je souhaite parler. Le roman inachevé. Aragon. Poésie. Contrairement à ce que laisse entendre le titre. Il n’aurait fallu.
« Il n’aurait fallu / qu’un moment de plus / pour que la mort vienne / mais une main nue / alors est venue / qui a pris la mienne // Qui donc a rendu / leurs couleurs perdues / aux jours aux semaines / sa réalité / à l’immense été / des choses humaines // Moi qui frémissais / toujours je ne sais / de quelle colère / deux bras ont suffi / pour faire à ma vie / un grand collier d’air // Rien qu’un mouvement / ce geste en dormant / léger qui me frôle / un souffle posé / moins une rosée / contre mon épaule // Un front qui s’appuie / à moi dans la nuit / deux grands yeux ouverts et tout m’a semblé / comme un champ de blé dans cet univers // Un tendre jardin / dans l’herbe où soudain / la verveine pousse / et mon cœur défunt / renaît au parfum / qui fait l’ombre douce. »
« Vous connaissez la chanson de Léo Ferré ? » me demande-t-elle. Je transpire. « Non. » Elle, inspectrice de mon bac français, qui ne pensait pas avoir une réponse aussi précise à sa question (cas qu’il faut pourtant envisager lorsqu’on en pose une), me croit timide. Persuadée que je connais l’interprétation qu’en a faite Léo Ferré, elle insiste. Ce n’est pas de la coquetterie. Je ne connais pas. Tremblement sans stupeur. Et à l’époque, pas d’antisèche universelle pour réparer cette inculture en 0,32 s. Le passage au grill achevé, j’oublie cette histoire de chanson. Enfin, pas totalement, mais je ne me rue pas chez le premier disquaire pour acheter le dernier 33 tours de Léo Ferré. Les années passent et me voilà avec cette envie matinale de Avec le temps, qui s’affiche, à présent, comme une sorte de mise en abyme. Car non, avec le temps, tout ne s’en va pas. Pas les vers d’une poésie apprise par cœur, pas les tables de multiplication récitées avec le même ton enjoué qu’à 8 ans (4fois8 32, 6fois7 42, 5fois3 15…), ni les déclinaisons latines (rosa, rosa, rosam…)… Je suis toujours fascinée par la façon dont les souvenirs enfouis sous des couches indéterminées d’autres souvenirs, pas forcément plus récents d’ailleurs, rejaillissent sans prévenir à la vision d’un simple mot ou d’une image et défilent, devant nos yeux, comme une cascade de dominos… Reste à retrouver la raison de cette envie à une heure où rien de conscient ne s’est encore passé. Quant à la chanson, je préfère la lecture. La vraie.
Typiquement, une nouvelle illustration de cet insoluble équation de la poule et de l’oeuf, bien qu’ici, il suffirait de compulser le cadastre de la ville pour en avoir le coeur net ! En l’état, ce café porte extrêmement bien son nom – The corner cafe – même s’il n’est pas d’une extravagante originalité – 339 […]
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