Le photographe est un chasseur-cueilleur pacifique. Nomade, il commence par sillonner un territoire en quête d’un site où trouver de quoi nourrir son inspiration. Il choisit alors de se poster à un endroit spécifique qu’il définit comme stratégique afin de capter et de capturer sa cible. Et il patiente. Il patiente même parfois très longtemps, sans ciller ni désarmer, car il ne sait pas toujours ce qui peut traverser son viseur ni si cela se reproduira. Ce dont il a parfaitement conscience en revanche, c’est que ce moment sera certainement fugace et qu’à ce titre, il requiert agilité et promptitude. A l’affût il est, donc. Fort heureusement, de temps en temps, son endurance est généreusement récompensée. Ce qu’il espérait s’infiltre subrepticement dans son champ visuel et le voilà qui se fait cueilleur…
Il y a quelques semaines, je partageais la recette de l’organisation que l’on m’avait généreusement transmise dans La règle des 4. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts, de l’air est passé par Vierzon, de la terre a été déplacée par camions, du feu s’est propagé avec passion. Et voilà que six nouvelles lois ont fait leur apparition, se sont immiscées dans l’équation, ruinant presque nos belles intentions… Mais, comme nous le disions au 17e siècle, un bon averti en vaut deux !
Alors, fringantes mesdames et pimpants messieurs, sachez, avant de vous lancer une nouvelle mission , que :
– il est mieux de « prioriser les tâches les plus difficiles en début de journée pour optimiser son énergie » (c’est la Loi de Laborit). Corollaire immédiat : cela met tout de suite les oiseaux de nuit sur la touche à moins de pouvoir redéfinir la notion de « début de journée »…
– « une tâche effectuée en continu prend moins de temps qu’une tâche réalisée en plusieurs fois » (c’est la Loi de Carlson). Corollaire immédiat : éviter de réagir instantanément à toutes les notifications, limiter la procrastination, fermer sa porte, ne pas lancer de lessive…
– « toute tâche prend plus de temps qu’on ne l’avait prévu » (c’est la loi de Murphy, qui, pour moi, était plutôt celle dite, grossièrement, de « l’emmerdement maximum », c’est-à-dire que si quelque chose commence à mal tourner, alors cela va continuer dans ce sens). Celle-ci se présente à la fois comme une conséquence logique de la Loi de Carlson non respectée mais aussi comme une preuve manifeste de notre optimisme ou, selon que vous voyez le verre à moitié vide ou moitié plein, de notre incapacité à définir correctement les différentes étapes composant la tâche en question…
– « plus on a de temps pour réaliser une tâche, plus cette tâche prend du temps » (c’est la loi de Parkinson, que je vais essayer de ne pas oublier). Là aussi, cela semble assez logique puisque si nous avons le temps, nous nous autorisons à nouveau à ne pas respecter cette incontournable Loi de Carlson… Sachant par ailleurs que, selon la loi de Murphy, toute tâche prend plus de temps qu’on ne l’avait prévu, avoir du temps pour réaliser une tâche n’est vraiment pas un cadeau que l’on nous fait…
– « passé un certain temps sur une tâche, notre efficacité diminue et devient même négative » (c’est la loi d’Illitch). Ce qui fait passer encore plus de temps sur ladite tâche car il faut malgré tout aller au bout, alors même déjà que toute tâche prend plus de temps qu’on ne l’avait prévu… On ne tournerait pas un peu en rond là ?
et enfin, la dernière :
– « 80% des résultats sont produits par 20% du travail effectué » (et c’est la loi de Pareto) : compte tenu de tout le temps imprévu finalement perdu lorsque l’on s’attèle à une tâche, cela n’est pas vraiment étonnant… Malheureusement, il y a de fortes chances que ces 20% soient complètement dilués dans tout le reste et, de fait, pas du tout consécutifs, ce qui aurait permis de s’arrêter là et de gagner en efficacité mais bon, l’histoire de l’humanité en a décidé autrement. Cette dernière règle me fait d’ailleurs penser au « Vase de Confucius » dont j’ai entendu parler pour la première et unique fois au Vietnam il y a 3 ans. Le principe : un trou dans le récipient fait qu’il se vide dès qu’on essaye de le remplir à plus de 80% car nous n’avons pas réellement besoin de ces 20 derniers % pour être comblés et heureux… Voilà qui est sain !
Moralité, il faut vraiment être motivé voire un brin inconscient pour s’atteler à une tâche sachant tout cela. Deux options s’offrent à nous : vivre dans l’ignorance ou aller tout de suite à la plage !
Ne trouvez-vous pas étonnant que l’on puisse être réveillé par un tout petit bruit ridicule s’excusant presque d’exister et que l’on soit capable, à l’opposé, de s’endormir dans une boîte de nuit où le volume sonore atteint les 110 dB et les murs vibrent à l’unisson tout en étant la même personne ?
Je m’imagine parfaitement me dire, au moment où j’ai pris cette photo : « je suis sûre que dans 4 ans, quand tu prendras enfin le temps de regarder ces photos, tu auras totalement oublié comment tu as réussi à capturer cette insaisissable et énigmatique face cachée de la Lune colonisée par une nature gourmande et envahissante mais ce n’est pas grave, je ne veux pas passer à côté. Tu réfléchiras et avec un peu de chance, ça reviendra. » Mon moi d’il y a 4 ans avait manifestement raison. Reste à savoir sur quoi. Sur le fait d’anticiper l’oubli, ou, au contraire, de me souvenir ?
Un jour, un ami peintre – artiste peintre pour être précise -, appelons-le Gilles Rieu puisque tel est son nom, m’a dit : « Si tu ne trouves pas de réponse, c’est que tu ne te poses sûrement pas les bonnes questions ». C’était il y a 7 ans, et seulement quelques semaines après que je me sois littéralement perdue dans Brooklyn, persuadée que son atelier de Williamsburg où j’avais prévu de le photographier n’allait pas être si difficile à trouver malgré la très vague carte en papier dont je disposais pour m’orienter. En fait, si. Cela vous permet d’apprendre au passage que j’utilise (toujours… si si… même si je ne glaviote pas sur G. maps pour autant) des cartes en papier (issues de forêts gérées durablement bien sûr), convoquant idéalement le cerveau qui va avec, car je n’aime vraiment pas l’idée de déléguer les tours et détours de mes pérégrinations à une machine. Ce que j’aurais cependant peut-être dû faire pour éviter d’arriver avec 2h de retard… Ceci dit, cette errance inopinée m’avait valu un inattendu voyage culturel (voire temporel) en me faisant traverser le quartier de Borough Park dont je ne connaissais pas l’existence, m’offrant ainsi un souvenir consolidé que je n’aurais pas eu autrement.
Sur le moment, l’assertion de Gilles énoncée sur un ton si sûr que je n’avais même pas eu l’idée de le contredire – après tout, j’attendais des réponses et me dire que je ne me posais pas les bonnes questions était, d’une certaine manière, une réponse ! – m’avait presque rassurée. Enfin, juste une micro-seconde, à l’issue de laquelle je m’étais évidemment demandé quelles étaient alors les bonnes questions… A vrai dire, je cherche toujours, tout en pensant qu’à l’instar de cet immense volcan – le Misti puisque tel est son nom – que je n’avais curieusement pas vu dans un premier temps, concentrée que j’étais sur ces quartiers d’Arequipa se déroulant sèchement au pied de ces banales collines, je ne regarde pas forcément au bon endroit. Et a fortiori, que les réponses sont en réalité évidentes. Juste devant moi. Et même grosses comme une montagne !
En passant vite comme ça, à vélo par exemple, hormis pour leur couleur, on pourrait croire que ces deux maisons sont strictement identiques. (Je vous vois re-regarder l’image…) Des maisons jumelles en quelque sorte. Un prix de gros pour le contremaître. Cependant, en posant le pied à terre, en se postant exactement entre les deux bâtisses et en balayant du regard leur façade tour à tour – sans se faire remarquer par les caméras de surveillance -, porte d’entrée à gauche, porte d’entrée à droite, fenêtres du 1er à gauche, fenêtres du 1er à droite, dernier étage à gauche, dernier étage à droite…, de subtiles différences apparaissent progressivement. Des détails certes – des grilles aux fenêtres ou pas, un garde-corps ajouré ou plein, un balcon condamné ou préservé, une hauteur un iota supérieure pour la maison blanche et rouge (même si j’aurais naturellement tendance à écrire rouge et blanche plutôt) … – mais certainement significatifs aux yeux des propriétaires pour qu’ils aient le sentiment d’être chez eux et pas chez le voisin ! Un peu comme avec les jumelles ou jumeaux dont on finit, non sans peine parfois, par déceler la singularité.
Et tout d’un coup, en un claquement de fusibles inattendu mais pas inhabituel, il a fait nuit noire dans cette ville où je n’avais absolument aucun repère. Et tout d’un coup, les phares mouvants des taxis, voitures et autres deux roues ont fait l’affaire, éclairant partiellement et par intermittence les trottoirs où piétiner, les bords de route à surveiller, les trous à enjamber, les marcheurs à éviter, les pavés à compter, les murs à longer et tous ces autres pièges que cache l’obscurité dans un lieu inconnu…
J’avais déjà observé cet étrange phénomène, certes dans des proportions bien plus modestes, il y a quelques années, en déambulant la tête en l’air dans le port de La Vallette. Et j’avais fini par l’oublier, l’envoyant prestement dans ma petite boîte aux bizarreries architecturales glanées de ci de là. Un artefact en quelque sorte. Sans précédent ni suite, jusqu’à ce fameux 3 mars…
Autant dire que j’ai eu la sensation de trouver une belle perle d’Akoya au creux de ma dernière Pinctada fucata lorsque, en balayant du regard les rues du quartier cossu de Miraflorès à Lima, je l’ai senti s’attarder plus que de nature sur une singulière façade. Béton, vitre aux premiers étages. Jusque là, tout allait bien. C’est ensuite que cela se compliquait, alors même que deux éléments apparaissaient bien clairs : cet immeuble était indubitablement inachevé, et cette situation n’avait pas empêché plusieurs familles de s’y installer, d’y vivre, de faire pousser yukas et autres plantes sur leurs balcons, tandis que les étages supérieurs, bruts de décoffrage, étaient ouverts aux quatre vents. Une occupation inimaginable sous nos latitudes ultra-réglementées…
Et alors, à nouveau – je fais ici écho au sort de mon arbre de pierre d’hier – les questions se sont multipliées et pressées aux portes de ma conscience, lançant chacune des « moi », « moi », « moi » pour se faire remarquer et que je leur donne la parole en premier. Un peu comme une meute de journalistes à une conférence de presse de Barack Obama ne disposant d’aucune information concrète à délivrer… Bref, après une hésitation millimétrée, j’ai désigné, de l’index, une première question, trop fière évidemment et malheureusement bredouillante :
« Mais, mais, pourquoi ? »
« Suivante ! Vous, là-bas. »
« Est-ce ainsi que poussent et se remplissent les immeubles par ici, appartement après appartement, raccordement après raccordement ? Ce n’est pourtant ni logique, ni pratique, ni sécurisant, ni économiquement intéressant… »
« Vous voyez bien que non et que, partout autour de vous, les autres bâtiments sont finis et en bon état, ou, s’ils sont en construction, naturellement inhabités. »
« Alors, quoi ? C’est un squat où chacun est venu poser ses vitres ? »
« Le promoteur immobilier a-t-il fait faillite avant la fin des travaux, ne laissant d’autre choix à ceux qui ont tout vendu pour s’offrir un appartement de rêve au cœur de ce quartier chic, que de prendre possession de leurs appartements, quel qu’en soit l’état ? »
« Conscience ? Conscience ? Encore une question sans réponse s’il vous plaît ? »
Mais elle avait déjà tourné les talons, perdue dans ses pensées…
Sur un autre continent, en des temps pas si lointains, dans un autre monde, où le temps s’écoule normalement, c’est-à-dire, à un rythme en phase avec celui de la nature, une jeune fille sème au vent ce qu’elle a récolté, et je me prends soudainement à rêver d’être une de ces poussières libérées dans l’espoir d’être emportée par le foehn vers de nouveaux horizons…
Le photographe est une sorte de devin : il peut prédire les événements à venir avant même que leurs protagonistes principaux n’y soient confrontés. Ainsi cet homme et cette femme vont-ils se rencontrer dans les prochaines secondes mais ils ne le savent pas encore, et sont à mille lieues de l’imaginer. Il est en effet encore trop tôt dans la journée pour que leurs ombres projetées ne les trahissent et sèment des indices. Lui, avec sa grande foulée et son allure déterminée, avance vite. Elle, avec ses assiettes à la main et une maladresse chronique, use de beaucoup de précaution pour descendre les quelques marches qui la séparent du niveau où marche l’homme invisible. L’un dans l’autre, ils devraient mettre le même temps pour arriver au coin du mur, et être surpris par la présence respective et inattendue de l’autre…
Elle, instinctivement, va alors lâcher sa pile d’assiettes, en porcelaine, pile qui va bien naturellement exploser dans un fracas de mariage grec en une myriade de petits morceaux aux pieds du farceur, qui, à son tour, après les secondes réglementaires de cris d’effroi et de sursauts, va alors s’empresser de l’aider à rassembler les morceaux. Une fois un petit tas constitué, elle va alors faire demi-tour, tourner la clé de sa maison dans l’autre sens, l’ouvrir, disparaître dans la noirceur du couloir d’entrée et en ressortir à peine 2 minutes après avec un balai et une pelle. L’homme, se sentant un brin responsable de ce drame domestique, restera à ses côtés tout du long, et à l’issue de ce nettoyage à sec, chacun dans un sens, ils poursuivront leur chemin comme si de rien était…
Bien sûr, il suffit d’être placé au bon endroit et d’avoir deux yeux – voire un – pour faire le même récit… D’ailleurs, peut-être que rien de tout cela ne s’est réellement passé… Peut-être ne se sont-ils pas croisés, peut-être s’est-elle arrêtée à la dernière marche pour vérifier qu’elle avait bien sa lettre à poster dans son sac et, la tête baissée, peut-être n’a-t-elle même pas remarqué l’homme dans son champ de vision. Peut-être seulement…
En pratique, toutes les photos figurant sur ce site sont en vente. N'hésitez pas à me contacter pour plus de renseignements !
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