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Il s’agit là d’une déclinaison moderne du tsundoku classique, une sorte de mot valise japonais fusionnant les notions d’empilement vain et de lecture. En somme, c’est l’art de faire des piles avec des livres achetés (ou empruntés) que vous ne lirez (ou ne finirez) jamais. Vous croisez généralement ces édifices équilibristes sur votre table de nuit, au pied de votre bibliothèque, près de la fenêtre, juste à côté du fauteuil où vous seriez pourtant si bien installé pour lire quelques pages. Ces piles prennent la poussière (surtout le premier et les tranches qui dépassent), vous gênent pour passer l’aspirateur (vous essayez de tourner autour sans les faire tomber, ce qui arrive malgré tout une fois sur deux) et vous rappellent à chaque coup d’œil que les journées ne font que 24h et que cette ambition de lecture n’est absolument pas compatible avec les 3 minutes de temps libre dont vous disposez chaque tranche de 2h47 (même si vous pouvez les réunir pour les vivre en une fois).
Personnellement, je ne construis pas de tsundoku, ou si peu. Conclusion logique : soit je ne lis pas, soit je lis tous mes livres… Je vous laisse avec cette interrogation fondamentale. En revanche, je suis une pro de ce que j’ai donc appelé le « tsundoku numérique » et qui me semble beaucoup plus pervers que sa version ancestrale, car, et la photographie numérique l’a bien montré, il est invisible, il ne prend pas de « place » – physiquement, matériellement, concrètement j’entends – et se fait donc vite oublier. Ce tsundoku numérique consiste tout simplement à avoir des dizaines et des dizaines d’onglets ouverts dans plusieurs fenêtres de son navigateur (évidemment, je ne parle ni de tendre pièce de bœuf ni de grands explorateurs) en se disant qu’on les regardera plus tard, car là, présentement, « ce n’est pas le moment ». Autant de liens vers des articles intéressants, des podcasts passionnants, des listes de choses à faire avant de mourir, des tendances à découvrir, des expos à visiter, des Mooc interrompus, des recherches en cours qui conduisent souvent là où vous n’aviez absolument pas prévu d’aller… Autant de savoir à portée de clic donne le vertige et l’agréable sensation d’être plus intelligent, plus informé, plus cultivé, plus tout… Encore faut-il se donner la peine – en l’occurrence, le temps – d’accéder au contenu et ne pas se contenter de le regarder. Car malheureusement, cela ne rentre pas encore tout seul (le rêve de tout écolier !). Ce qui nous ramène au problème évoqué précédemment et à maintes reprises dans ces pages, à savoir que les journées ne font que 24h. Enfin, sur cette planète. De fait, plus tard n’arrive jamais.
De temps en temps toutefois, un peu comme avec les urgences du moment, agacée par tant d’immobilisme et la vision de tous ces intercalaires tronqués, je me plante devant une de mes fenêtres ouvertes, me lance dans une lecture effrénée d’un article au contenu désormais obsolète puis d’un autre puis d’un autre, dans l’écoute d’une émission que je n’entends qu’à moitié car ce n’est toujours pas le moment, je teste une nouvelle appli, découvre l’œuvre de tel ou tel artiste… J’essaye d’aller plus vite que le temps en faisant du tri. Et donc en réussissant à fermer quelques onglets. Parfois même, je triche. Oui, je crée des marque-pages. L’onglet disparaît de ma vue – satisfaction de façade toujours bonne à prendre – mais il a juste été relégué au deuxième sous-sol ! Nous nous reverrons dans un an au mieux ! Mais, au-delà de ces travers individuels un peu lâches, au même titre que les livres dans une bibliothèque, ces onglets en disent surtout beaucoup sur ce qui attire notre attention et attise notre curiosité, sur nos lubies passagères, sur nos rêves, nos projets, nos hésitations, nos idées, nos peurs, a fortiori, sur nous, même si c’est une photographie à l’instant t. Mais un instant qui dure parfois éternellement…