Il paraît que lorsque l’on nous interdit de faire quelque chose – n’importe quoi, traverser la rue, croquer dans le quignon d’une baguette chaude, sauter du 3e étage d’un immeuble, tapoter le bras de son voisin… -, il est impossible de ne pas se voir en train de désobéir, et donc de traverser la rue, de croquer dans le quignon, de sauter du 3e étage ou de tapoter le bras de son voisin… Le seul fait d’y penser suffirait en effet à créer cette vision mentale.
Un peu comme ici : j’ai beau me heurter à ce maillage noir totalement opaque et devoir admettre, par conséquent, qu’il ne me donne qu’une vision parcellaire de la scène se déroulant derrière lui, j’ai la sensation de voir à travers et, en me concentrant plus spécifiquement sur chaque portion de cette matière noire énigmatique, de redessiner et de reconstituer virtuellement les chaînons manquants – l’eau du lagon, les gondoles, les vaporetto, les immeubles et autres palazzo… – alors que ceux-ci, invisibles, pourraient même ne pas exister…
Les plus attentifs d’entre vous noteront une ressemblance manifeste et symbolique avec la photo publiée hier dans Faites vos jeux ! Une ambiance verte, des marches, un piège et une vague théorie sur la gestion du risque que je pourrais également développer ici, mais de façon plus poétique. C’est totalement fortuit. Du moins, cette juxtaposition. Le sujet l’est sûrement un peu moins puisque, dans les deux cas, je suis l’auteur de la photo. Devrais-je pour autant en déduire que mon inconscient cherche à communiquer avec moi par l’intermédiaire de mon appareil photo ? Laissons ce sujet majeur de côté pour l’instant car j’ai prévu autre chose pour ce soir. Oui, ce soir, c’est le grand déballage ! Photographique, rassurez-vous… Même si, comme nous venons de le voir, une photo n’est jamais simplement une photo…
Pas de déménagement cette fois-ci, ni de stand de bric-à-brac à installer dans un quelconque vide-grenier, mais un grand besoin de faire le vide. Ce qui revient un peu au même. C’est bientôt le printemps, la saison officielle du nettoyage, ça tombe bien ! Naïvement, je me dis que prendre un nouveau départ s’accompagne forcément d’une remise à zéro des compteurs. Idéalement, je me débarrasserais bien des piles de vieux magazines qui traînent à gauche et à droite (mais je ne les ai pas encore triés), ou je rangerais bien mon bureau (mais je n’y retrouverais plus rien), ou j’apporterais bien ce sac de vêtements végétant dans un coin depuis plusieurs mois à l’association du coin (un autre : que de coins, je suis d’accord !). Arrêtons de fantasmer : je vais me contenter de faire le vide dans mes dossiers. Sur mon ordi. C’est une grande satisfaction que de réussir à le faire. Malheureusement, supprimer 1 ou 1000 fichiers de votre ordinateur ne change absolument rien à l’état de votre appartement ! Ou les désavantages du virtuel…
Ceci n’est pas tout à fait correct. Je ne vais pas les supprimer, je vais vous les montrer. Pour mieux m’en débarrasser et faire d’autres choix donc, puisque j’ai décidé d’écrire à nouveau sous/sur ces images. Ces images que je traîne dans le dossier des photos potentielles de la semaine, dans lequel je pioche parfois, et que je transvase dans un nouveau dossier si je ne l’ai pas diffusée. Je vous les livre d’un coup, d’abord pour la raison évoquée juste au dessus, et aussi parce que, comme pour les piles de vieux magazines, je suis fatiguée de les voir chaque semaine dans ce fameux dossier. Si elles pouvaient prendre la poussière, on ne les verrait déjà plus. Donc, les voilà, dans leur désordre naturel, sans autre lien les unes avec les autres que ceux que vous pourrez imaginer en les découvrant.
On dirait une peau de serpent aplanie voire un gros plan de nanotube de carbone… Mais le rectangle bigarré dans le premier tiers de l’image vient bousculer le quiz pictural. C’est beaucoup plus simple que cela ! Une serviette de bain, séchant sur un garde-corps sinueux. Et trois étages au dessus, les seuls rescapés d’une catastrophe sans précédent perdus sur une façade tour à tour captivante, mystérieuse et aussi belle qu’effroyablement monstrueuse. Du fait de sa taille, partiellement montrée, mais aussi de la répétition systématique et abusive d’un motif devant manifestement rappeler le va-et-vient permanent des vagues de l’océan Pacifique sur le sable chaud de Waikiki sur lequel elle est plantée, et enfin du fait de la froideur que cette combinaison dégage. Cette façade fait face au paradis supposé – palmiers, eaux turquoises, sable fin, soleil – , mais plus je la regarde, plus je lui trouve des allures de purgatoire et plus j’en viens même à douter de l’humanité de ces deux-là ?
Quelques secondes après avoir intégré l’ascenseur, j’atteins le sommet. Le Nid. De loin, le point culminant de Nantes et de sa tour détonante… Dans ce travelling circulaire par le fond, mais parallélépipédique par la forme, mes yeux se perdent à l’horizon où l’on est susceptible, par temps clair, de déceler la mer. Ceux-ci n’étant pas assez perçants, je révise mes ambitions à la baisse et plonge mon regard à la verticale, dans les arcanes de la ville. Car, comme pour paraphraser Richard B., c’est beau, une ville, de haut. De nuit aussi. Se hisser sur les hauteurs est une figure imposée de mes déplacements pour la vision globale que cela donne… Peut-être une habitude née des westerns que je regardais étant petite (le mardi, c’était permis, mais la publicité ne disait pas que les enfants pouvaient aussi choisir le programme !)… Telle un Indien Navajo perché sur l’un des plateaux tabulaires de Monument Valley, je scrute les environs, prête à libérer quelques volutes de fumée à la moindre apparition suspecte !
Là, justement, devant moi, un bâtiment se démarque de tous les autres, néanmoins remarquables. Le polygonal. Il me renvoie à un autre, parisien, rasé depuis plus d’un siècle, découvert au Musée Carnavalet, en photo. La prison panoptique de La petite Roquette. La structure est, architecturalement, intrigante… Se pourrait-il qu’il ait la même fonction ? Je vérifie auprès d’un autochtone voisin qui me confirme qu’il s’agit bien là de la maison d’arrêt de Nantes. Enfin, de l’ex-prison de Nantes. Les détenus ont récemment été transférés dans de nouveaux locaux, modernes, plus grands, plus beaux, plus loin du centre ville surtout. Et de cette place gardienne de la paix elle-même en mutation où la présence de malfrats, même derrière des barreaux, ne coïncidait certainement pas avec son standing à venir. Jouxtant la prison, le bâtiment rectangulaire flambant neuf avec sa majestueuse entrée à colonnades sera bientôt un hôtel de luxe mais il s’agit de l’ancien palais de justice de la ville – le nouveau, commis par Jean Nouvel, tout de noir vêtu, est ancré sur l’île de Nantes. Et à gauche de la prison sur la photo, en lieu et place de l’ancienne gendarmerie nationale, un promoteur immobilier ayant pignon sur rue prépare son programme de logements « haut de gamme ». Si le trio gendarmerie-palais de justice-prison concentré dans un mouchoir de poche avait une cohérence certaine, son remplaçant hôtel de luxe-logements de luxe-prison est un peu boiteux… Qu’à cela ne tienne, malgré son originalité, la prison devrait bientôt subir le même sort que son aînée parisienne : la démolition ! Séjourner ou vivre dans un ancien palais de justice ou une ancienne gendarmerie ne provoque vraisemblablement pas le même émoi que se projeter dans une ancienne prison… La reconversion de ce quartier patrimoine national garant d’une justice certaine et d’un respect des règles n’en est pas moins étonnante !
Le luxe est un pays donnant sur une mer calme, où il fait toujours un temps splendide, où il y a toujours un yacht immense pour passer innocemment à l’horizon, où l’eau des piscines couleur bleu azur ne fait ni bulles ni remous, où les tables sont toujours parfaitement dressées, où les chaises longues suivent l’orientation du soleil et où même les plus insignifiantes rambardes brillent comme des miroirs. Aux alouettes. Car cette image du luxe, associée à une dose certaine de devises, n’est plus. Elle est même totalement dépassée.
Aujourd’hui, le luxe serait plutôt un pays où parfois il ne fait pas beau sans que cela soit grave ; où parfois, il n’y a rien d’affriolant à l’horizon sans que cela soit décevant ; où parfois, les piscines sont fermées sans que cela soit une catastrophe ; où parfois, il faut patienter pour avoir une table, sans que cela soit angoissant et où les rambardes insignifiantes sont parfois réellement insignifiantes sans que l’on se sente obligé de porter plainte auprès du décorateur. Aujourd’hui, le luxe serait plutôt du côté du temps. De ces moments de solitude (ou de partage) que chacun essaye de sauver chaque jour du maelström ambiant qui l’aspire et dans lequel il s’enfonce sans toujours s’en rendre compte, en réalisant, tel un saumon sauvage cherchant à remonter le courant tout en évitant les griffes acérées des ours bruns affamés, que la tâche est bien plus difficile qu’il n’y paraît. A tel point que parfois, on en vient à se dire que c’est peine perdue, que c’est l’époque qui veut ça, donc que « c’est comme ça », voire normal, et on se laisse emporter par le tourbillon. S’asseoir devant une horloge et regarder le temps passer seconde après seconde sans ressentir la moindre once de culpabilité, un défi contemporain. Aujourd’hui, le luxe, c’est avoir le temps de respirer (pas une respiration saccadée pour essayer encore de gagner du temps, de vraies inspirations et expirations, celles-là même qui font se bomber et se rétracter notre thorax, et nous font sentir que nous avons des côtes sous notre peau), de vivre (pas d’être spectateur de notre vie), de penser (pas uniquement à la liste des courses ou des choses à faire avant 17h32), d’errer (pas pour chercher une place de parking), de s’arrêter (pas parce que l’on est malade), de recommencer, de se tromper, de partager son temps… Mais, contrairement au luxe ancienne version (qui a toujours ses adeptes), le temps ne s’achète pas, il se prend. Ce qui a évidemment un prix…
En pratique, toutes les photos figurant sur ce site sont en vente. N'hésitez pas à me contacter pour plus de renseignements !
Un tour du Soleil en duos : 6e année en cours
Pour (re)découvrir en un clin d’œil et sur une seule page les micro-histoires photographiques publiées en ces lieux virtuels :
- entre le 22/02/2010 et le 22/02/2011, voici Un tour du Soleil en duos…
Le réveil sonne. Doucement mais sûrement. Je l’éteins rapidement pour ne pas me faire remarquer. La chambre est encore plongée dans la pénombre et le monde dans un silence bienveillant. Il n’est pas encore 6h et le lit dont je viens de m’extraire se trouve dans une grande maison de bois entourée de pins Douglas […]