Il paraît que lorsque l’on nous interdit de faire quelque chose – n’importe quoi, traverser la rue, croquer dans le quignon d’une baguette chaude, sauter du 3e étage d’un immeuble, tapoter le bras de son voisin… -, il est impossible de ne pas se voir en train de désobéir, et donc de traverser la rue, de croquer dans le quignon, de sauter du 3e étage ou de tapoter le bras de son voisin… Le seul fait d’y penser suffirait en effet à créer cette vision mentale.
Un peu comme ici : j’ai beau me heurter à ce maillage noir totalement opaque et devoir admettre, par conséquent, qu’il ne me donne qu’une vision parcellaire de la scène se déroulant derrière lui, j’ai la sensation de voir à travers et, en me concentrant plus spécifiquement sur chaque portion de cette matière noire énigmatique, de redessiner et de reconstituer virtuellement les chaînons manquants – l’eau du lagon, les gondoles, les vaporetto, les immeubles et autres palazzo… – alors que ceux-ci, invisibles, pourraient même ne pas exister…
Prendre un reflet en photo, c’est une manière simple de capturer un intérieur et un extérieur, c’est donc s’autoriser à ne pas choisir entre l’un ou l’autre. D’une certaine manière, c’est aussi avoir des yeux dans le dos (ou sur les côtés plutôt pour limiter les risques d’autoportrait involontaire), ce qui est physiquement impossible malgré l’expression consacrée, donc extrêmement satisfaisant. C’est un peu tricher finalement. C’est privilégier une approche globale également, certes parfois un peu confuse, plutôt qu’un point de vue unique et directif. C’est surtout choisir de créer un dialogue artificiel entre deux scènes géographiquement proches tout en étant éloignées l’une de l’autre. Comme ici, entre ces parts de pizza d’un côté, les gondoliers de l’autre, l’eau entre les deux. En somme (au sens propre comme au figuré), une certaine image de Venise, et, plus largement, de l’Italie…
C’est un peu comme le nez au milieu de la figure… Il a beau être au milieu donc, très présent forcément, voire plutôt imposant (le relief principal de notre visage, jusqu’à parfois se transformer, pour certains, en véritable péninsule), il arrive que nous passions à côté, tout absorbés que nous sommes par ses satellites gravitant autour avec harmonie – la gondole (à Venise, oui), le vaporetto, le motoscafo, le traghetto, le taxi bateau ou encore la barge – ou bien si peu préparés à le voir là, à cet instant précis, qu’en effet, nous ne le voyons pas.
Et au milieu donc, il y a un énorme paquebot rempli de fiers croisiéristes qui glisse sur les eaux peu profondes de la lagune et auquel personne ne semble faire attention. Logique, me direz-vous, tout le monde lui tourne le dos. C’est que le traître ne fait quasiment pas de bruit ! Mais quelle surprise quand les yeux tombent dessus en balayant naïvement l’horizon à la découverte des innombrables splendeurs architecturales de la Sérénissime ! Et quelle aberration que ces monstres qui convergent régulièrement vers le bassin Saint-Marc via le canal de la Giudecca.
Aberration écologique évidemment : ces bâtiments flottants de près de 100 000 tonnes, de plus de 300 mètres de long (presque deux fois plus que la place Saint-Marc elle-même) et quasi 40 de large, hauts comme de grands immeubles, provoquent des remous qui fragilisent dangereusement les fondations, donc les millions de pilotis sur lesquels repose la Cité des Doges depuis des siècles. Humaine forcément : comment les passagers peuvent-ils ainsi parader sur le pont supérieur pour admirer une ville qu’ils contribuent à détruire ? A croire qu’ils ne voient pas plus loin que le bout de leur … (hum, trop facile) ! Bien sûr, lobbies et riverains s’écharpent depuis des années, des voies alternatives sont étudiées. Mais pour l’heure, les premiers ont la main. Et en attendant la prochaine bataille navale, ce nez-là continue malheureusement de défigurer affreusement le paysage !
A qui appartient la ville ? On dit : « Dans « ma » ville, on fait ci, il y a ça… » Comme on s’approprie la société où l’on travaille, oubliant parfois, que c’est, en fait, la société pour laquelle on travaille. La nuance est importante. C’est cela, ce fameux « sentiment d’appartenance » à un groupe que d’aucuns tentent de faire naître. Mais c’est un autre sujet. Revenons à la ville. A Venise, la ville romantique par excellence. Inutile d’en faire l’article, tout le monde est en mesure de s’imaginer se perdre dans ses venelles labyrinthiques, se laisser bercer dans une gondole, simuler l’amour du café serré ou se cacher derrière un masque à plumes. Autant de clichés qui pourraient faire croire que cette ville appartient à chacun.
Un sentiment qui n’est pas partagé par tout le monde. Arrière toute ! Un matin brumeux, je me poste sur un des nombreux ponts de la cité des doges pour dessiner. Autant dire, faire quelque chose d’extrêmement banal dans cette ville représentée de toutes les façons possibles et imaginables, sur tous les supports disponibles sur Terre. Au bout de quelques minutes, débarque, furibonde, une femme, d’une quarantaine d’années. Elle m’interpelle en français, n’est pas italienne mais vit ici. Précisément dans la bâtisse dont j’essaye de tirer le portrait avec ses voisines. Cinq minutes pendant lesquelles elle vocifère, entre autres, que je n’ai pas le droit de dessiner sa maison, qu’elle en a marre de ce ballet incessant de personnes qui peignent pour ensuite vendre leurs tableaux sur les marchés (ce que je n’ai pas prévu de faire). Au final, elle menace d’appeler la police. L’agression verbale est réelle, tout comme la folie de cette pauvre femme, probablement. Evidemment, cela ne tient absolument pas debout, mais je suis sur un pont, je préfère donc ranger mes crayons et tenter ma chance ailleurs.
Cette expérience, qui me fait penser que cette hystérique a très mal choisi sa ville si elle désire vivre dans la tranquillité et la solitude, amène donc la question première : à qui appartient la ville où l’on vit ? A ses habitants ? A ceux qui la traversent ? Et est-ce vraiment une question qui se pose ? Politiquement, certainement, un maire ayant tout intérêt (ou pas) à ce que ses concitoyens s’impliquent et s’approprient leur ville, qu’elle ne soit pas seulement une adresse postale. Et dès lors que la ville appartient à « quelqu’un », quels droits et quels devoirs cela donne-t-il à l’heureux propriétaire ? Faire en sorte que la vie y soit meilleure pour tous, d’où qu’ils viennent ? Certainement pas ce que faisait cette fille sur le pont qui, sans aucun doute, estimait que Venise était sienne…
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