Photo-graphies et un peu plus…

Etats d'âme 9

Extrait d’Etats d’âme sur le macadam, ensemble de textes griffonnés à l’aube du 21e siècle sur mes inséparables petits carnets…

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Un garçon se contorsionne devant le rétroviseur extérieur gauche d’une voiture : vérification de la propreté de ses dents ! Cette dame à vélo parle toute seule. Non, sa petite fille siège derrière. La bicyclette avance lentement, en titubant. Cette autre dame, à vélo également, grille le feu rouge. Un garçon, tout de noir vêtu, traverse la rue. Un adepte de soirées gothiques ? Deux policiers pressent un pauvre gars en pleine livraison car son camion bloque la circulation. Une dame court avec une petite fille sur le pont Sully-Morland, comme pour aller plus vite que les voitures. Ce garçon, dans sa salle de cours aux parois vitrées donnant sur la rue, regarde sur la copie de son voisin d’en face. Dehors, un autre garçon joue les Roméo. Sa Juliette est dans la même salle que le mateur. Il grimpe sur un muret pour se hisser à hauteur du sol du premier étage. Rires de la jeune femme. Une Express force le passage devant l’hésitation des autres automobiles engagées dans la rue. La vie grouille. Ces gens savent-ils où ils vont ? Quoi qu’il en soit, ils existent, ils bougent, ils parlent, ils sont là. Dans ce monde. Empli d’enfants, de vieux, de femmes et d’hommes – comme si enfants et personnes âgées étaient des êtres asexués ! Ils sont beaux, tous ces gens. Ils vivent. A des terrasses de café, dans des boutiques, derrière un comptoir, dans leur chambre, à l’école, dans la rue, sur un rond point… partout, ils sont là. N’ayant aucune conscience des autres, de ces personnes qui passent devant eux, sans dire un mot. S’arrêter, discuter… Des rêves ! Nous sommes toujours dans un fauteuil, plus ou moins confortable, à regarder ce qui passe à la télé. Comme avec le petit écran, la distance est respectée. La vie se déroule devant nous, passivement, activement, lascivement. Elle est là, rayonnante, grisante, monotone, déplorable. Qui sait ? Nous ne faisons que passer. Passer pour mieux trépasser. A trois reprises. Où est l’ironie ? Pas d’ironie mais un peu d’acier. Pourquoi faut-il avoir conscience de l’existence de son futur ? Ne serait-ce pas beaucoup plus simple si tel n’était pas le cas ? L’action serait alors libre et libérée de toute projection. Est-ce le propre de la pensée que de planifier, pour que l’avenir soit sécurisant ? N’est-ce pas plutôt un piège, un ravageur de spontanéité ? Tout cela doit bien avoir une utilité… Tentative de persuasion interne. Ah ! Et si ce n’était pas le cas ? Désastre ! Que faire alors ? Parfois, il n’est pas bon d’être confronté à ses idées. Parfois, il n’est pas bon d’avoir, ou de prendre, le temps de le faire. Déambulations panâmisiennes. Double tranchant. Le cri de Maria Callas retentit, la Mamma Morta d’André Chénier. Poignant. La lumière s’assombrit. Allez, vite. Que l’heure passe. Courir, pour aller plus vite que l’esprit…

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Extrait d’”Etats d’âme sur le macadam”, ensemble de textes griffonnés à l’aube du 21e siècle sur mes inséparables petits carnets…

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Les jardins du Palais Royal sont bercés par une musique orientale. Les essais de voix précèdent la répétition actuelle. Ingénieur du son, c’est à toi ! Conte des mille et une nuits. Aucun autre bruit perturbateur, si ce n’est celui des pas des visiteurs sur les gravillons. Une voix grave enchaîne des notes, des sonorités plutôt… Un a ou o continu. Derrière, quelqu’un tape du marteau alors que des tiges géantes rouillées sont plantées dans les contre-allées du jardin. Sculpture, art moderne. Abstraction. Les pigeons parisiens ne se sont pas trompés en élisant domicile au sommet de ces outils de Gulliver. Des traînées blanchâtres les « animalisent » quelque peu. Un écriteau sous chaque œuvre, une instruction : Prière de ne pas toucher. Amusant…

Des feuilles jaunes dansent déjà au sol alors que l’automne est encore loin. Où sont les saisons ? L’axe de la Terre aurait-il bougé ? La musique s’est tue. Et c’est la résurrection des voix de passage, du vent dans les feuilles, du vrombissement des moteurs. Un monsieur avance en tirant une charrette. On entendrait presque la musique d’un cheval trottant sur les pavés. Des feuilles, de journal, se tournent alors que les coups de marteau reprennent. Plus loin. Un bébé babille ; de très jeunes enfants s’émerveillent devant le vol d’une demie douzaine de moineaux. La magie du pain dans la main prend. Le caniche est sagement assis sur le banc noir tandis que sa maîtresse découvre les photos qu’elle vient de récupérer. Les arbres feuillus se recoupent, laissant malgré tout une maigre place à la lumière : une raie de jour.

Il est un peu plus tard, il y a plus de monde. Les pavés jouxtant les arcades sont squattés par les sans-chaises, n’ayant pas peur de salir leur culotte. Pas comme cet homme à moustaches, venant précautionneusement d’étendre un torchon sur son fauteuil d’élection. Il s’est aussi préparé sa salade et pique nique à l’ombre. Un peu plus loin, sous des parasols, les plus chics ont une vraie table, une vraie chaise et une véritable assiette. Mais que la terre est bonne !

Tout à l’heure, il y avait des traces blanches dans le ciel bleu ; celles des déjections des avions survolant de très haut la capitale. Je me suis alors souvenue des traces noires sur le bitume. Alors que les premières s’évanouissent en quelques minutes, les secondes marquent à jamais un drame, un choc. Une sortie de route… Effrayante peut être la direction suivie par ces lignes. Au volant, on se retrouve à reconstituer l’accident auquel on n’a, bien entendu, pas assisté. On s’imagine l’ampleur des dégâts, la violence de l’impact en réalisant que ces marques de pneus sont perpendiculaires à la route, s’arrêtent près d’un mur, sont interrompues par un bas côté profond. Comment cela a-t-il pu arriver ? Redouble-t-on de prudence pour autant ? En fait, non. Ici, la ronde des affamés se poursuit, tandis que sur une route, ailleurs, s’inscrivent de nouvelles épitaphes.

Où vont-ils tous ces marcheurs ? Etrange… Ces deux-là se bécotent debout et n’arrivent pas à se quitter. Le berger allemand, attaché au pied d’une chaise, surveille le vol d’un pigeon. Un homme se promène avec une chaise sur la tête et s’installe devant la fontaine. Ceux-là testent la solidité du banc avant de s’asseoir. La maman pousse vigoureusement la poussette de son bébé à bob. Et lui dort, affalé à terre, en habit d’hiver. Des gens qui passent, se prélassent et se délassent. Pourquoi pas s’enlacent ? Et puis, se lassent. Oui, et puis ceux là s’en vont… Comme tous en fait.

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A ma gauche, une jeune femme lit : « Le point de Mir ». Avant la catastrophe prédite. Hystérie… Ce matin, à la radio, on parlait de la rentrée d’argent dont allaient bénéficier les villes situées dans la bande d’obscurité. Camping improvisé, menu « éclipse » avec dessert aux chocolats blanc et noir. Il y a même une revue en vente depuis jeudi. Et un CD ! Que va-t-il se passer ce fameux jour ? De la pluie, tout simplement. Car, c’est effectivement ce qui nous tombe du ciel depuis quelques heures. La nature ferait ainsi un véritable pied de nez à tous ces assoiffés de spectacle. Ce qui se comprend aisément. L’événement reste exceptionnel. Mais tout ce cinéma autour… 16 pages aujourd’hui dans Le Monde ! Toutes ces couvertures… Apparition de l’éclipse. Et pour quoi ? Un ciel lunatique. J’aurais fait pareil si j’avais été lui.

Toutes les revues où des lunettes étaient offertes ont connu la razzia. Les appels ne se comptent plus. « Les lunettes sont-elles bien conformes ? » Patience admirable au standard face à cette folie passagère. N’y a-t-il rien d’autre dans l’actualité pour remplir ces pages de quotidiens, hebdos ou mensuels ? J’attends mercredi avec une certaine impatience. Mercredi soir bien entendu, pour les réactions, les images, la météo… Evénement médiatique sans précédent. Aujourd’hui, celui qui ne connaît pas les principes de l’éclipse fait preuve de mauvaise volonté. Et si c’est un échec total ? Trouveront-ils des excuses ? Le « ils » ? Les média, bien sûr. Hier, à Nature et Découvertes, trois mamies se sont présentées à la caisse : « Ça, c’est des lunettes ? » demande l’une d’entre elles à la caissière en lui montrant des diapos. Et non… On entend qu’en Belgique, il est demandé aux possesseurs de lunettes de les restituer, en vue d’un envoi massif vers l’Afrique, prochaine scène pour une éclipse totale. Partout, même ici, dans ce carnet. Mais comment passer à côté ? Tout le monde n’a que ce mot à l’éclipse. Je m’y perds ! Et c’est : « Toi, tu seras où mercredi, pour l’éclipse ? » « Eh, je reste là, de toute manière il va pleuvoir », « je ne vais pas faire comme tous ces clampins », « je vais à Compiègne, Senlis, mais ce sera serré car je n’ai pris que la demi-journée ! ». Et oui… Tragique scénario … je crois qu’on ne pense plus à celui de Paco. Claudie André-Deshays était sur les ondes ce matin, et assurait qu’il était « balistiquement » impossible que la station Mir s’écrase à Paris ce mercredi. Il est vrai que cette perspective n’aurait pas été réjouissante pour elle, son mari  – Jean-Pierre Haigneré – se trouvant dans la fameuse station orbitale. Dans ce cas précis, c’est la balistique qui tranche. Un gourou, en Pologne, répand aussi sa thèse cataclysmique et a d’ores et déjà donné rendez-vous à ses disciples sur les berges du Danube. Quoiqu’il en soit, cette euphorie mêlée de panique laisse présager de quelques surprises pour le passage à l’an 2000, qui lui, concernera la planète entière. Et c’est sans compter sur le fameux Bug, punaise mondialement connue. J’ose à peine imaginer l’hystérie qui va précéder cette date. Tous les média sont mobilisés pour l’éclipse. Comment faire plus pour le « Y2K » ? Il paraît que le passage à l’an 1000 n’a pas suscité d’éclat, et ce pour une raison simple : on se repérait plus souvent par rapport à l’année de règne du roi au pouvoir. C’est comme si nous disions : « c’est la 4ème année du règne de Chirac. » Ce qui ne nous fournit pas trop d’informations sur la fin du siècle. Et puis, pourquoi cette année serait-elle différente des autres ? Il suffit  de changer de référence et l’an 2000 est déjà passé !

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Il y a eu un feu d’artifice. Sur cette plage de sable fin. Hier soir. Il faisait nuit et à 23h, la foule commençait à s’impatienter. Ici et là, des artificiers amateurs faisaient exploser leurs lanternes, illuminant de façon spasmodique le ciel étoilé. Un feu de Bengale, des pétards mitraillette, des fusées sifflantes… Des couleurs à tout-va et l’émerveillement latent… Les feux d’artifice… Les feux d’artifice rallient les troupes. Chacun semble avoir bu de l’élixir de jouvence dans ce genre de circonstances. Enfants, parents, vieillards, tout le monde est logé à la même enseigne : les uns comme les autres s’affolent lorsqu’une explosion survient à leur côté, ou poussent des « oohhh » traînant en longueur lorsqu’une pluie d’étoiles file dans leur direction.

La plage se peuple. Dans l’obscurité interrompue d’éclairs bigarrés, des silhouettes se dessinent. Elles sont deux, trois…, cinq, assises autour de lampions ou patientes dans le noir. Ambiance de fête. Une musique indéfinie s’échappe des haut-parleurs, mêlée aux pétarades décalées. Les enfants s’en donnent à cœur joie avec leurs sacs remplis de pétards ou de fusées. Téméraires, ils demeurent près des jets d’étincelles, luttant contre le vent d’ouest pour allumer leur prochain K2.

Au fond, des éclairs inondent le ciel. Se pourrait-il que le spectacle ait lieu là-bas ? Non. La foule est ici, attendant et reluquant – en guise de hors d’œuvre – le feu d’artifice des voisins. C’est alors que les lampadaires s’éteignent. Un « ah… » de satisfaction se répand dans l’assemblée, c’est le signe du départ. Chacun l’espère plus long et plus beau que celui de la veille. Chacun se contorsionne pour observer les premières lueurs. Cela tambourine. Petit à petit, l’extravagance l’emporte sur la timidité des tirs.

Le vent souffle toujours, s’éloignant du soleil couchant. Les fumées issues des explosions multiples forment des nuages cotonneux bleuis par le fond du ciel. De la barbe à papa à portée de main… Un lustre tout droit sorti des dancings des années 30 éclaire la foule quelques secondes, avant d’être remplacé par une série de flashs, détonants et aveuglants, obligeant presque à fermer les yeux. C’est immense. Une pluie d’étoiles filantes rouges s’abat sur les proches spectateurs, qui, pris de panique, se mettent à courir en hurlant. La musique cubaine précède le classique. Un crépitement saccadé annonce la valse langoureuse. Crescendo, decrescendo… Le doute pèse sur le final, qui finit par se faire désirer. Non que le spectacle soit décevant – loin de là – mais, il faut bien qu’il y ait une fin. Et comme on dit : « Terminer en beauté », le final doit se démarquer du reste par un retour en force des détonations, des éclairages artificiels, des « Ohhh » de l’assistance. Or le final s’éternise. Les magiciens s’obstinent à mettre le feu aux poudres, pour le plaisir de chacun. Une dernière salve… d’applaudissements électriques et la foule se disperse. Le sable a fait des bonds, les corps ont vibré, les visages se sont éclairés. Place à la valse des piétons et à la menace des camions !

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Extrait d’”Etats d’âme sur le macadam”, ensemble de textes griffonnés à l’aube du 21e siècle sur mes inséparables petits carnets…

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Dans le métro. Non, le train. Une dame avec un imper beige et un chignon lit Saga de Tonino Benacquista. Elle est pâle et son poing gauche soutient sa tête. Absorbée par sa lecture, elle tourne le livre plutôt que cette dernière. Sa vie est bien rangée, comme son sac bordeaux et ses mocassins noirs. A ses côtés, un homme en costume beige rayé est plongé dans Les Echos. Son ordinateur portable au sol, encadré par deux souliers en daim clair. Il est jeune, mâche du chewing-gum. L’informaticien consciencieux qui gagne correctement sa vie. Une femme à lunettes prépare son voyage pour l’Espagne. Elle demande à quelle station on est. Vraisemblablement, elle n’est pas familière de cette ligne.

En fait, ce n’était pas un portable. Juste une sacoche noire. L’homme n’est peut-être pas informaticien. Mais qu’importe, il en existe bien quelque part. Tel est l’avantage de l’imagination sur la réalité. Tout y est envisageable. Ce qui, en fait, est aussi le cas de la réalité. Qui plus est, ces descriptions ne sont pas issues de mon esprit ; elles ne sont que le simple écho de ce que je suis amenée à voir. Ce sont des plans, des séquences. Tout n’est que passage, suite d’événements. Acteur, on l’est forcément. Mais on est surtout spectateur de la vie des autres. Ils sont là, toujours, fidèles à eux-mêmes. Ils ne savent pas à quel point ils sont merveilleux. Leur anonymat les rend ainsi. Passer de l’inconnu au connu changerait sûrement tout. Voilà le paradoxe. Ne voir en soi et en l’autre qu’un personnage de théâtre voire un figurant d’une pièce mondiale. Chacun a un rôle à tenir, souvent pris très au sérieux. Ils vont au travail, font à manger, prennent le train, vont au cinéma, jouent au tennis, partent en vacances, s’aiment, se haïssent…, ils font tout ce qui est faisable. Et ils y croient, parce que c’est comme cela que la vie va depuis des millénaires. Cette dame attendait le 21, en face du café. Pourquoi ? Qui est-elle ? Que fait-elle dans la vie ? Elle appartient au monde réel, image impalpable et à jamais furtive. Les deux bavardes en bleu vivent aussi. Elles sont descendues du train et ont poursuivi leur chemin indépendamment de tous les autres voyageurs. Peut-être ceux-ci ne les ont-ils même pas remarquées ? Nous évoluons au sein d’un univers en mouvement permanent. Lorsque tout s’arrête, c’est tellement flagrant que cela en devient pesant et effrayant.

J’écoute les gens parler de leur vie. Je les admire car beaucoup réussissent à vivre dans le monde réel. En cela – ce succès à faire un choix – je les trouve tous plus intelligents que moi. Définitivement plus terrestres, plus pratiques, plus conscients, plus réels… Ils ont peut-être raison. Il faut pourtant vivre et composer avec soi, et tout mettre en œuvre pour utiliser ce patrimoine à bon escient. Plus facile à écrire qu’à faire, même s’il est des idées, des envies, des rêves, des passions dont nous ne pouvons nous défaire. Pourquoi vouloir les effacer ceci dit ? Les gens dehors ont-ils réussi, eux, à les oublier ? Le vieil homme aux cheveux gris tirés et au teint buriné, squattant quotidiennement une chaise de la terrasse du café de la gare a-t-il oublié ? Quant à celui-ci, faisant le pied de mur devant l’immeuble dont il est le gardien, installé sur une chaise ou affalé dans un fauteuil, et arborant un couvre-chef chaque jour différent, a-t-il oublié ? Et cette dame, râlant sans cesse après les trottoirs et la rigole parce qu’ils sont sales, a-t-elle oublié ? Tous ces personnages sont beaux. Ces personnes, car elles existent peut-être plus que les personnages. Leur vie n’est pas à juger. Peut-être sont-elles à plaindre, peut-être sont-elles à envier ? Elles sont, tout simplement. Les gens passent et, à force d’en voir, on finit par les connaître un petit peu. Leur richesse est toutefois si incommensurable que l’on en apprend toujours. C’est épatant. C’est enivrant. Comment vivre ainsi, conscient de la réalité mais, d’une certaine manière, incapable de la pénétrer ?

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C’est un jour à extraire un passage d’« Etats d’âme sur le macadam », cet ensemble de textes griffonnés à l’aube du 21e siècle sur mes inséparables petits carnets… On est presque synchrone dans le temps, en tout cas, dans la météo (ouf !). Et étrangement, je n’ai pas trouvé d’image du Canal Saint-Martin, dont il est partiellement question ci-dessous, dans mes archives numériques, plus jeunes que leurs ancêtres argentiques non numérisées (mais où est encore passé mon clone scanneur ?)… D’où la pirouette ci-dessus. Car, tout est souvent une question de temps…

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Et voilà le joli mois de mai en début de parcours, ensoleillé et chaleureux… Le week-end a passé vite, comme chaque autre jour de la semaine, et du mois, d’ailleurs. Une partie du Canal Saint-Martin est vidée de son eau et le béton a remplacé les pavés. Un des pêcheurs du Canal de l’Ourcq m’a dit que les pavés laissaient libre cours aux infiltrations d’eau, d’où quelques inondations dans les caves et parkings… On comprend aisément le mécontentement des propriétaires. Canal au tirant d’eau de trois mètres asséché… Les péniches sont stoppées aux écluses. Y a-t-il encore des bateaux qui naviguent ? L’intérêt des traversées est d’aller jusqu’à La Villette. Avec ce canal vide, des images cinématographiques de courses poursuites infernales remontent à la surface ; mais celui-ci n’est encombré que par les Manitoo, les blocs de béton et les armatures métalliques. C’est bien moins spectaculaire, mais plus réaliste.

Les abords du Canal de l’Ourcq sont envahis ; la chaleur et le soleil y sont pour beaucoup. A pieds, à vélo ou en patin, la foule se presse. Certains se prélassent, allongés à quelques centimètres du bord de l’eau verdâtre, absorbant tous les rayons solaires qui s’offrent à eux. La promenade est agréable. Le canal étant fermé, il n’y a plus de courant, à peine quelques ridules. Ici, une affiche : « bateaux à louer ». En voilà un qui zigzague sur ces eaux poissonneuses, mené par un gamin en gilet orange dont les parents se cramponnent à côté. Une barque n’est pas très loin.

C’est l’agitation sur les terrains de sport, des cris retentissent. Quartier de week-end, vie des jours ensoleillés. De l’autre côté, le cinéma Mk2, face au canal, et deux café-terrasse occupent un ancien entrepôt de briques et de verre. D’ici, tables et chaises semblent assiégées. Un tour sur l’autre rive le confirmera. Il y a cette péniche, aussi, amarrée au quai sur laquelle prennent place spectacles et concerts ; une pancarte annonce la prochaine manifestation : un quatuor à cordes. Un peu plus loin, sur la terre ferme, un théâtre ; son architecture en bois brun lui donne des allures de chalet. Le pont se rabat. Les voitures passent, et les piétons. Une petite fille s’est créé une canne à pêche avec une branche d’arbre, au bout de laquelle pend de la bande magnétique de K7 audio, lestée par un bouchon en plastique : les prises sont maigres voire inexistantes. Ce qui n’est pas le cas pour Grandes Oreilles et son voisin, Anonyme. C’est lui qui m’a expliqué pour le canal. Il a deux poissons dans son filet : une truite de 23 (cm) et un autre, au nom oublié. « Tous les gens qui ont mangé les poissons pêchés ici n’ont jamais rien eu. » Pourtant, l’eau laisse à désirer. « Mais, aujourd’hui, à La Villette, ils ont tondu les pelouses ; et c’est plus facile de jeter l’herbe dans le canal plutôt que de se baisser ! » D’où la verdure ambulante. Sa canne est très longue ; il a un tatouage sur le bras gauche ; une petite chaise et une mallette. A coup sûr, un habitué. Comme son voisin Grandes Oreilles qui flaire toujours les prises. Les poissons ? « Il y a de tout ici : la truite, le brochet, la carpe, l’anguille, la tanche… mais il ne faut pas manger les poissons de plus de trois kilos. Trop d’arêtes ! » Quelques poissons viennent du bassin des Buttes-Chaumont et se retrouvent ici après un périple dans les souterrains lacustres de la ville. « Le jour où il n’y aura plus d’oxygène, ils viendront avec les bonbonnes d’air. Ils l’ont déjà fait une fois, à cause de la pollution due à la sucrerie, plus haut, là-bas » tout en montrant du doigt, l’usine derrière La Villette. Il y avait des poissons à la surface. L’air supplémentaire ? A cause du canal bloqué, le courant fait défaut… Un pêcheur arrive. « J’ai eu ma truite. » « Moi aussi. » « Oui mais moi, avant toi ! » Eclipse… « Bon appétit. » « Bonne journée. » L’après-midi se termine et le soleil, comme la chaleur, sont toujours là.

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Litanie… Je suis arrivée sur cette feuille avec ce mot à l’esprit. Aucune association d’idée envisageable… « énumération monotone, souvent de griefs, de plaintes. » Tout à l’heure, il y avait primesautier. Qui signifie : « qui agit de son premier mouvement, sans réflexion préalable ». Synonyme : spontané. Et puis, tout de suite, il y a « pantomime ». Soit « un mime » ou « un art d’exprimer des sentiments, des idées par des attitudes, des gestes sans parole ». En fait, je cherchais « palinodie », employé dans le sens d’une rétractation, d’un changement d’opinion. Que de mots inusités ! Jouer avec les mots, leurs sens, leur consonance, leur histoire ou celle à laquelle ils font penser… Maîtriser le maniement des lettres comme d’autres les épées…

Fascination réelle pour ces assemblages de lettres alors que j’ai parfois l’impression de tourner en rond avec un vocabulaire inscrit dans le marbre… Quelle serait-elle, cette fascination, si les pages du dictionnaire n’avaient plus de secret pour moi ? Une condition demeure. Rien ne sert de connaître les mots, encore faut-il les utiliser. Et donc avoir l’occasion de ne pas les oublier. Mais le temps est-il le seul moteur de l’oubli ? Un moteur tourne, ce qui signifie que ce qui est oublié finit toujours par revenir à l’esprit. Tout est une question d’exercice. Des stimuli ! Circulation sanguine. J’ai pensé « apoxie ». Pourquoi ? Ce mot n’existe pas. En revanche, il y a « apoplexie ». Curieusement – ou pas – c’est « une perte brutale de la connaissance et de la mobilité volontaire, due le plus souvent à une hémorragie cérébrale. » Etrange. Je terminerai sur ces mots « être ange », pour mieux partir aux royaumes des rêves. Sphère tout aussi mystérieuse…

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Se replonger dans les textes que l’on s’est laissé aller à écrire des années auparavant peut faire naître de drôles de sensations. La première, un sentiment d’effroi à la relecture, quand on réalise à quel point le style est gauche, le propos, vide, l’intérêt, nul ou presque (oui, oui, j’exagère). La deuxième, de légère nostalgie : les souvenirs remontent à la surface en redécouvrant ce qu’ils ont été au moment où ils n’en étaient pas encore, à l’heure où ils n’étaient que le reflet du temps présent. La troisième, de surprise : rien n’a changé, on pourrait ré-écrire ces lignes lues au mot près voire à peu de choses près. Selon leur teneur, cette conclusion peut être désarmante, désespérante mais aussi, amusante.

« Etats d’âme sur le macadam » est un ensemble de textes griffonnés, à l’aube du XXIe siècle, sur des carnets au cours d’innombrables trajets de métro ou de train dans une configuration similaire à celle d’aujourd’hui. En voici la première page. Il était probablement un peu plus tard dans la saison. L’écho est révélateur.

Et me revoilà dans cet univers impitoyable qu’est la capitale. Impitoyable, vraiment ? Quatorze mois d’absence et aucune déstabilisation. La voiture a été conduite  avec l’aisance habituelle à la Gare de Lyon et s’est très bien accommodée des embouteillages, des non-respects de priorité, des clignotants oubliés, des feux rouges grillés… Aucune panique ressentie…

C’était presque comme s’il n’y avait pas eu de départ. Etonnant… Idem pour le train. Quatorze mois, est-ce encore trop peu pour se sentir déconnecté d’un monde ? « On n’oublie pas vingt trois ans de vie citadine en une année passée sur une île déserte » m’a-t-on plusieurs fois rappelé, comme pour me rassurer. Effectivement. Tout est là, au frais, dans ma mémoire. Les automatismes, les réflexes d’autrefois ont refait surface. En fait, rien n’a changé et ce n’est même pas décevant. Il s’est écoulé plus d’un an. Temps pendant lequel chacun a poursuivi sa route.

Aujourd’hui, les chemins se croisent à nouveau. Tout va peut-être même reprendre comme auparavant. Malgré tout, j’ai l’impression de vivre Paris différemment. L’asservissement du train et autre transport en commun qui m’horripilait, m’amuse aujourd’hui.

Je suis actuellement dans une petite chenille grise, en direction de la Gare Saint-Lazare. Jubilation intérieure. Des dizaines de personnes m’entourent et racontent leur vie… Cet anonymat m’a manqué. Combien de fois ai-je rêvé de rencontrer un(e) inconnu(e) sur mon île déserte ? Ile où, naturellement, chaque membre de la maigre population connaît l’autre. Là, le train, l’inconnu. J’entends des bribes de vie, un léger murmure provenant de plus loin. Je vois des mains s’agiter. Tout est pareil… Le même spectacle s’offre à mon regard depuis des années. Je ne veux plus décrire ce monde des transports en commun, où chacun entre et sort à un moment. Pourquoi ? Car tout est cyclique. Tout est différent chaque jour, mais, dans le fond, c’est strictement le même scénario. J’espère quelque chose de neuf. Un fait divers… Une aventure distrayante… Un sourire. Je peux rire, seule, en réponse à mes propres pensées ou blagues. C’est réconfortant, et à la fois, un peu triste. Tout stimule le regard dans cette ville, mais rien ne l’arrête vraiment. Nous ne faisons que passer, et ce qui se passe – en surface – ne satisfait pas les attentes. Les pavés demeurent froids, le bitume noir, les bruits de marteau, de camion, de bus résonnent toujours dans l’atmosphère sèche, des chiens aboient toujours et défèquent autant sur les trottoirs, le monde enfile toujours son manteau gris ; on se bouscule toujours devant les Galeries Lafayette, le Sri Lankais du coin vend toujours ses marrons cuits sur un fût percé retourné, les pigeons sont toujours à l’affût de croûtons de pain apportés chaque semaine par la même mamie, les téléphones cellulaires sonnent toujours au mauvais moment… et la Terre poursuit sa révolution sans ciller. Un petit vent frais balaye les idées en suspens ou les hésitations. Seul le bleu du ciel donne un peu de couleur à cette grisaille.

Paradoxalement, j’ai la sensation qu’il me serait impossible de m’éloigner trop longtemps de cette vie grouillante. Et, en même temps, que cet exil m’a permis de mieux appréhender et apprécier cette soi-disant folie. Je ressens mon expérience, je sens qu’elle m’a rendue autre. Je me sens plus riche. Légère. Je peux me dire : « J’ai vu et vécu autre chose. »

Les strapontins se lèvent avec le même claquement. Il y a ceux plongés dans leur livre ou leur journal, ceux au regard perdu, les passifs attendant leur station. Il y a aussi la fan de mots croisés, la rêveuse, les bavardes, le pensif, l’enfant babillant ses premiers mots et la femme d’un certain âge habilement maquillée et droite sur son siège. Mais pourquoi tout cela aurait-il disparu ? C’est une vie de masse. La vie est telle qu’elle était il y a quatorze mois. D’autres personnes sont actrices, mais ce sont les mêmes rituels, même si, évidemment, dans le wagon, il y sûrement quelques Monsieur X ou Madame Y dont la vie a radicalement changé.

Est-ce rassurant de se retrouver dans un univers familier ? Sûrement un peu. Pour combien de temps ? Quel délai avant d’être de nouveau agacée par ce rythme décrié par tous les provinciaux rencontrés ? Mais, j’aime Paris : son train, son métro, sa population, ses couples qui « se bécotent sur les bancs publics », comme ses habitants qui ne s’adressent pas un regard…

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