Photo-graphies et un peu plus…

Les tics

« Nous sommes malades de notre rapport au temps » annonçait récemment l’historien Jérôme Baschet dans un entretien accordé à la très recommandable revue Usbek&Rica. Je ne peux qu’abonder dans son sens et ces pages sont d’ailleurs remplies de symptômes relatifs aux diverses pathologies temporelles que je collectionne depuis des années (en plus des éléphants et des bouteilles d’air). L’autre jour par exemple, j’ai réussi à me convaincre de regarder une conférence retransmise en ligne et en direct sur le recours à la fiction comme facteur libérateur de l’innovation. La salle était complète, c’était l’alternative proposée par les organisateurs. Etrangement, je trouve qu’assister à une conférence physiquement est très différent de la suivre en live derrière son écran. C’est comme si le temps ne s’écoulait pas de la même manière selon que l’on se trouve d’un côté ou de l’autre, selon que l’on est dans le même espace que les orateurs et le public ou pas, que le corps est impliqué ou pas. Et voilà donc qu’au bout de quelques minutes à les écouter, j’ai eu envie d’aller au sujet suivant, en somme, d’accélérer le réel… J’ai bien conscience que c’était en partie lié à cet écran écran (ce n’est pas une faute), inhabituel pour du temps réel, mais sur le moment, j’ai vraiment cru que c’était possible.

J’ai de fait décroché pour imaginer une vie au temps objectivement et réellement élastique. Indépendamment donc de toute subjectivité scotchée au temps qui passe et qui est propre à l’histoire de chacun. Une vie où l’on pourrait choisir d’accélérer le temps certes, mais aussi le ralentir, la journée devant toutefois toujours faire 24h. Evidemment, cela pose d’insondables questions et la première me venant à l’esprit concerne tout simplement le cours du temps car celui qui choisit de l’accélérer ne peut revenir en arrière comme on le fait avec une vieille VHS (ou une vidéo YouTube si vous préférez). Comment peut-il alors s’assurer qu’il n’a pas manqué quelque chose d’important dans sa vie, une rencontre qui changerait tout, un rayon de soleil qui illuminerait sa journée, le début d’une action qu’il prendrait alors en cours sans en connaître les tenants et les aboutissants ? Et de quoi est composé ce temps accéléré ? D’un futur condensé ? Cela signifierait-il alors que tout est écrit, que le futur existe déjà et que nous ne faisons qu’aller à sa rencontre seconde après seconde ? Et si quoi qu’il en soit, la journée doit toujours faire 24h et pas une minute de plus ou de moins, accélérer le temps à un moment suppose de le ralentir d’autant à un autre pour compenser… Cela devient sacrément compliqué tout d’un coup. Comment en effet choisir la période de temps à dilater sans savoir de quoi elle serait faite avec un temps s’écoulant « normalement » ?

Cet exercice de pensée un peu vain me convainc cependant qu’il est bien plus sain – voire simple – de vivre au présent… Ce qui n’est pas rien. Je me reconnecte au direct, encore quelques secondes et je réussirai à nouveau à discriminer chaque son. Voilà, je les entends distinctement. Et je réalise à cet instant qu’être sportif doit certainement être un critère clé pour participer à une conférence tant ils passent leur temps à rebondir les uns et les autres sur leurs propos respectifs… Où est le bouton stop déjà ?

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Assister à des conférences est un moyen parmi d’autres d’approfondir des sujets qui nous intéressent, d’en découvrir de nouveaux, de stimuler notre cerveau, d’occuper notre temps… Il arrive parfois que nous n’en retenions rien (phrase assez difficile à dire sans accroc à voix haute : cela fait 6 fois que j’essaye, en vain… mais je la conserve pour l’exercice de diction). Cela peut venir des orateurs pas vraiment passionnants ; du sujet un peu trop abscons ou au contraire, bien plus maîtrisé qu’on ne le croyait ; et bien évidemment de soi aussi : pas concentré, fatigué, absent. Il arrive aussi parfois que nous ne retenions qu’une unique information, une sorte de pépite qui efface instantanément toutes celles que nous avions précédemment mises de côté dans un coin de notre tête avant que celle-ci ne s’extrait de la bouche d’un des invités. Exemple ! Il y a une poignée de jours, je me suis installée au dernier rang de la salle pour entendre parler de l’art comme moyen d’aborder et de présenter différemment des défis sociaux, économiques, environnementaux… auxquels notre monde est confronté. Histoire de les rendre plus abordables et appréhendables – en com’, on dirait « plus sexy » -, de sensibiliser un public plus large dans l’espoir d’amorcer un changement de société. Vaste programme, vous dites-vous. Et vous avez bien raison. Mais il faut bien espérer, sinon, à quoi bon ?

Quoi qu’il en soit, à un moment, proche de la fin, j’en entends un dire : « nous avons 70 000 pensées par jour dont 65 000 sont les mêmes que la veille ». Bingo ! Bic armé, je note sur mon carnet, j’oublie tout le reste, je reste focalisée sur cette nouvelle donnée. Sur CES nouvelles données. « 70 000 ! », je répète, en mimant inconsciemment Doc lorsqu’il apprend que la Dolorean de Marty devra être propulsée à 88 miles à l’heure pour retourner dans le futur ! Les questions se bousculent déjà à l’entrée, brandissant chacune leur petit ticket numéroté pour ne pas se faire doubler par les voisines. Comment a-t-on réussi à compter les pensées ? Mais avant tout, qu’est-ce qu’une pensée ? Et le fait de se demander ce qu’est une pensée, est-ce une pensée par exemple ? Tout le monde est-il traversé par un nombre de pensées identique ? Ou plutôt un nombre identique de pensées ? Ce qui n’empêche pas de partager certaines pensées par ailleurs. Et comment sait-on que 93% des pensées d’un jour lambda sont les mêmes que celles que nous avons eues la veille ? Cela signifie-t-il que ceux qui les ont comptées connaissent également leur contenu ? Et que penser de ces 5 000 nouvelles pensées quotidiennes ? Qui sont-elles ? D’où viennent-elles ? Pourquoi n’y en a-t-il pas plus ? Est-il possible, non pas d’inverser la balance, mais d’équilibrer un peu tout cela ? Ou, sommes-nous à ce point condamnés à ressasser notre passé jour après jour ? D’autant plus que 70 à 80% de ces 70 000 pensées seraient négatives, résidu très encombrant de notre état d’homme primitif menacé par une foule de dangers qu’il a pourtant appris à maîtriser en évoluant. Revivre hier, s’inquiéter de demain chaque jour alors qu’a priori, la probabilité de tomber sur une baie mortelle est infinitésimale, sauf si vous êtes le personnage principal d’Into the wild, quel gâchis ! Dès lors, peut-on se forcer à avoir des pensées positives (si oui, comment ?), pour que, jour après jour, leur nombre croisse et celui des pensées négatives se réduise comme peau de chagrin ? Le positif alimente alors le positif, la donne change, nous allons de l’avant : le « bonheur » serait-il une simple question de perspective ? Le bonheur, serait-ce vivre au présent ? Inspiration, expiration, inspiration, expiration, inspi…

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Que c’est beau ! Prochaine destination de voyage ? Plage de sable blond, mer tranquille, ciel bleu aux nuages inspirés… Vous vous y voyez déjà. La petite silhouette qui se détache à l’horizon, c’est vous. Vous en êtes sûr. Mais, ne vous emballez pas ! En bas sur le côté, en tout petit, si petit que l’on ne le voit pas, une petite astérisque mentionne que la photo n’est pas contractuelle. On nous vend du rêve, on nous offre ce que l’on veut voir. Tant pis si, sur place, la pluie est au rendez-vous, si la plage est recouverte d’algues et de bouteilles plastique en fin de dérive océanique, et si une voie ferrée (obsession passagère, ah ah) passe juste de l’autre côté de la barrière de palmiers, venant régulièrement interrompre votre quête de sérénité. Vous y avez cru à un moment, vous avez acheté votre billet et c’est parfois l’essentiel. Un mauvais pli pris parfois par les musées aussi…

Il serait de bon ton d’exporter ce concept d’astérisque aux conférences et séminaires, qui, d’une autre façon, nous vendent (gratuitement certes) du rêve, à travers des mots, des titres et des formulations susceptibles d’attirer le curieux… Bien caché : programme non contractuel. Un exemple. Octobre 2008. « Le futur a-t-il un avenir ? » séminaire organisé par le Centre Pompidou. Journée réjouissante, sur le papier, avec un parterre de connaisseurs sur la scène, des thèmes promettant des échanges passionnants… Qui, dans la réalité, s’effondre comme un soufflé à la cuisson interrompue par la curiosité du gourmand. La moitié des invités est absente. Ils s’excusent. Conférence annulée. L’autre écourtée. L’autre totalement réorientée faute de combattants. Si le futur a un avenir, par nature, le présent ne semble pas en avoir. La salle est progressivement désertée au fur et à mesure que les heures passent. Comme hier. Dans cette petite salle du département Media de McGill. « The human after the post-humanist critique or, the fantasy of Interspecies Ethics ». Impatience. Evidemment, à lire ce titre, on ne s’attend pas à assister à une conférence portant exclusivement sur les animal studies et à voir des photos de chiens (même pas des robots) parsemer la présentation. Non, on ne s’attend pas à entendre parler des théories, notamment de Derrida, sur les relations entre l’homme et l’animal, sur les droits des animaux… Certes, c’est sûrement intéressant mais le fait est que ce n’est pas ce que laissait entendre l’annonce. Par conséquent, l’attention se dissout totalement (Mayde, Mayde, décrochage imminent ! John, je crois qu’on l’a perdu ! Cerveau inactif sur les radars…), la succession de mots prononcés dans une langue étrangère se muant en une sorte de musique d’ambiance imposée. Evidemment, a posteriori, lorsque l’on relit attentivement la présentation habilement complétée entre le jour où on a mis une croix dans notre agenda et le jour J (et que l’on n’a pas re-regardé malheureusement), on peut comprendre qu’elle risque de prendre une autre tournure que celle instillée par le titre. C’est le danger à assister à une conférence avec des idées précises sur son contenu potentiel. Je vais guetter donc la prochaine série sur la communication grand public, peut-être y parlera-t-on de publicité mensongère ?

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La physique quantique a quelque chose de réconfortant pour les petits humains que nous sommes, même si, en tant que petits humains justement, nous ne sommes pas forcément aptes à la comprendre, a fortiori, à mesurer toute sa puissance, voire sa toute puissance. Sans jeux de mots, elle permet, d’un certain point de vue, de relativiser un certain nombre de ces choses qui titillent notre quotidien, en somme, notre réalité. La vraie, la palpable, celle qui fait aïe quand on la pince. Car, grâce à la physique quantique, tout devient théoriquement possible. Et ça, c’est un vrai soulagement ! De celui qu’éprouve Helena dans You will meet a tall dark stranger, le dernier film de Woody Allen, lorsqu’elle réussit à se convaincre que la réincarnation existe. Dès lors, la vie présente n’est plus aussi importante ni stressante, puisqu’elle a été précédée d’autres et sera suivie de nouvelles. C’est une manière radicale de faire baisser la pression.

Par exemple, dans la vraie vie, nous avons parfois des difficultés à faire des choix. Et puis, une fois que nous avons finalement réussi à en faire un, nous ne pouvons nous empêcher, dans un laps de temps plus ou moins long selon les individus, de nous demander ce qu’il  serait advenu si nous en avions fait un autre. La physique quantique résout potentiellement ce cruel problème de conscience, grâce aux univers parallèles. En schématisant grossièrement, et cela m’a été rappelé ce soir par une lumineuse conférence portée par l’éclectique Martin Winckler et le lumineux Stéphane Durant sur la faisabilité des voyages dans le temps, la théorie quantique stipule que tous les possibles existent parallèlement. C’est la raison pour laquelle il y a une autre photo à droite. Dans la vie réelle, celle dont je suis consciente, la mienne, je n’ai pas réussi à en exclure. Mais, grâce à l’existence de ces mondes parallèles, je n’ai plus à m’en soucier, car je sais que, quelque part, un autre moi a choisi la deuxième photo.

Le fait est que j’hésitais entre trois images pour illustrer ce texte. Et voilà qu’une chose étrange se produit. En me promenant dans mon désert, je tombe, non pas sur, mais dans un trou de vers. Vous savez, ces trous qui commencent comme des trous noirs, mais qui, en « réalité », ont une sortie. Bref, j’en ressors donc, un peu secouée, dans une autre dimension. Bingo, je suis dans un de mes univers parallèles. Et étant donné ma difficulté à faire des choix, ça doit vraiment être le chaos là haut ou je ne sais où. Bref, rencontre avec une copie de moi-même, celle qui avait choisi la première photo. Ce qui signifie que j’ai choisi la deuxième… Paradoxe ! Comment aurais-je pu faire ce choix et mettre celui de ma copie en premier ? Quoi qu’il en soit, moi et moi échangeons nos arguments quant à cette notion de choix d’image, les petites billes à l’infini, les rouages d’horloges superposées démultipliés. Tous se valent en fait. Et sans nous en rendre compte, nous tombons, non pas sur mais dans un nouveau trou de vers. Deux fois en 2 432 ans, une chance inouïe ! Et là, nous basculons toutes les deux dans un de nos autres univers parallèles, celui de notre troisième choix. Celle-là, juste au dessus. Avec une autre copie de moi-même, enfin, de nous-mêmes, en train de se demander si elle n’aurait pas mieux fait de choisir la deuxième, donc la mienne. Ce qui tombe bien, puisque je finissais par avoir des doutes quant à mon choix.  Ces espèces de fils de lumières qui se coupent et se recoupent dans un univers recourbé sur lui-même, c’est quand même pas mal. Heureusement, comme tout est possible en théorie, avec ma deuxième copie, nous décidons, d’un commun accord, d’échanger nos vies. Sans regret, je dis donc au revoir à mes deux copies, tout en prenant bien soin de ne pas révéler à celle qui a accepté de prendre ma place qu’un tas de copies l’attends sur le bureau… Une fois seule, avec mes circonvolutions, une question me taraude : si ma deuxième copie m’a remplacée, qui est l’originale désormais ? Oh hé, il y a quelqu’un ? J’ai comme la nette impression que certains ont choisi d’aller voir dans un de leurs mondes parallèles s’ils y étaient !

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C’est en regardant un film d’Amos Gitaï – Devarim – que pour la première fois, le photographe m’est apparu comme une sorte de prédateur, de tireur d’élite. Mon souvenir : un personnage, reclus volontairement chez lui pour cause de bile noire persistante, se met à la fenêtre avec son appareil équipé d’un long zoom et vise, les passants, la vie, dans la rue. L’analogie est flagrante. Le photographe, l’œil rivé derrière son viseur et légèrement en retrait pour ne pas être remarqué, balaye une zone, cherche une proie idéale ; une fois repérée, il la suit du regard, l’observe pour pouvoir anticiper ses mouvements ; une fois prêt, il arme son appareil, prend une bonne respiration et déclenche, parfois en rafale pour être sûr de ne pas manquer sa cible. Tacatacatactac… C’en est presque effrayant. Cette pensée m’est revenue comme un flash en voyant ces deux-là à l’affût…

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