Photo-graphies et un peu plus…

Matière vivante

Depuis ma plus tendre enfance – presque depuis la nuit des temps donc – j’ai appris à aimer les chantiers, les échafaudages, les montagnes de gravats, les superpositions de BA13, les empilements d’IPN, les roulements de tambour des bétonnières ; à décrypter les panneaux listant entreprises et corps de métiers impliqués ; à apprécier cette humidité et ce froid si caractéristiques ressentis en longeant les immeubles évidés et plongés dans l’obscurité ; à admirer la valse des tombereaux entrant et sortant de ces espaces en mutation, les râles des excavatrices et la danse syncopée des bulldozers.

Assez naturellement, j’en suis venue à vénérer les grues (ne riez pas, c’est sérieux). Les grues mobiles, les grues statiques, les grues à bras articulé, celles à flèche unique ou encore à bras télescopique. Leur finesse (on dirait de la dentelle), leur taille (dont la disproportion comparativement aux éléments environnants diminue au fil du chantier), leur fausse fragilité (regardez la Tour Eiffel !), leur force (certaines peuvent hisser jusqu’à 1200 tonnes, soit l’équivalent de six baleines bleues…), mais également le ballet qu’ensemble, animées par des grutiers chorégraphes et géomètres, elles proposent à ceux qui les regardent évoluer. Pourtant, paradoxalement, ce spectacle de grues que j’applaudis plutôt deux fois qu’une, s’achève par une montée de rideau, qui, aussi prestigieuse soit-elle, n’est pas vraiment pour me plaire puisqu’elle nous bouche l’horizon, et par conséquent, toute tentative d’évasion… Pourquoi faut-il que l’homme déteste le vide à ce point ?

 

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La tête au carré

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Cinq minutes après le décollage pour la première plongée, autant avant l’atterrissage pour la seconde… Mer d’huile et terres artificielles contre océan de verdure et tapis de colza. Comme ces deux mondes semblent littéralement aux antipodes l’un de l’autre ! Un monde totalement nouveau, sortant tout droit des dunes du désert imbibé d’or noir, certes encore embryonnaire mais suffisamment avancé pour laisser filtrer sa folie des grandeurs, sa démesure, son inaccessibilité… D’en haut, un vaste chantier que l’on imagine aisément contre-nature et en même temps, fascinant. Face à cet animal étrange à l’appendice pustulaire mais probablement réservé aux hyper-nantis, impossible pour nos mignonnes petites maisons aux toits pentus de brique rouge, toutes collées les unes aux autres pour mieux se tenir chaud et entourées d’une forêt combattive mais sans cesse grignotée, de ne pas prendre un sacré coup de vieux… Le voyage a beau être géographique, curieusement, il revêt aussi les atours d’un voyage dans le temps. Sommes-nous déjà le passé de ce monde à venir ?

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Ce n’est pas l’image que nous avons habituellement des photos de couples fraîchement mariés… L’image que nous avons tous en tête, pour l’avoir vécue ou vue de près ou de loin, c’est celle un peu kitsch – si, si, quand même un peu – d’un homme et d’une femme se mettant dans des positions qu’ils ne reproduiront probablement jamais, devant une fontaine à se regarder amoureusement sur commande, assis sur une herbe bien verte à s’échanger quelques pétunias, ou rejouant la scène du prince faisant sa demande en mariage, un genou à terre, sur une plage de sable fin… Les combinaisons ne manquent pas, contrairement au naturel. Il est malgré tout une constante dans l’immortalisation du supposé plus-beau-jour-de-sa-vie, c’est le choix de l’environnement, du fond. Beau. Et au cœur de la nature, même si ce n’est qu’une reconstruction. La photo de mariage a lieu dans un endroit remarquable idéalement proche de la mairie et/ou de l’église.

Evidemment, tout le monde ne peut pas se marier en été et se dire oui avec l’astre solaire pour témoin. Ceux-là s’unissent à New York, ce qui suffirait à beaucoup. Malheureusement, le ciel est gris, les nuages sont bas, une tempête de neige est passée par là quelques jours auparavant laissant quelques congères ça et là, le pont de Brooklyn – qui, on l’imagine sans peine, a sûrement été l' »endroit remarquable » de milliers de jeunes mariés – est en travaux, la promenade est en chantier à ses pieds, gâchant une partie de la vue sur la skyline de Manhattan, le sol est jonché de rochers recouverts d’algues noirâtres, l’eau est marronnasse… Ainsi, pour une fois, New York n’est pas photogénique. Et pour une fois, une photo de mariage, dans sa quête d’alternative – se prendre finalement devant l’outsider, le Pont de Manhattan – en devient touchante…

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« Vous avez acheté là ou vous aimez les briques ? » me demande un monsieur en me voyant affairée autour de cet amas de terre rouge cerclée depuis quelques minutes. Je souris. « J’aime les briques, c’est ça ! ». « Ah ! » rétorque-t-il tout en continuant de marcher. Certes, même si elle était proposée (peut-être ironiquement), cette réponse n’était visiblement pas celle qu’il attendait. En même temps, photographier des briques parce que l’on aime leur forme, leur couleur, leur texture, leur assemblage et tout le potentiel qu’elles couvent en elles, me semble bien moins étrange que photographier des briques qui vont potentiellement constituer les murs de son futur appartement. Comme un inspecteur des travaux pas finis en quête d’un vice de forme. Genre : « il est hors de question que cette brique fasse partie de ma cuisine ! » Mais, j’avoue, je n’en suis pas à ma première tentative avec les briques. Je crois même que quelque chose est en train de se construire entre nous…

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Je ne parle pas de celui devant lequel certains se recueillent derrière ces immenses portes en train d’être lavées des pêchés de la ville qui s’y sont incrustés, mais bien de ce petit homme en combinaison blanche, posté au sol, les deux mains sur les hanches, la tête rivée vers les hauteurs, à observer ses camarades à l’ouvrage, peut-être même à leur donner des instructions voire des ordres. Le boss quoi, dans tout ce qu’il a de plus caricatural. On en a tous croisés des comme ça.

Bien entendu, qu’il le soit ou pas vraiment importe peu ici… L’image n’est qu’un prétexte. Elle pourrait être interprétée totalement différemment. En fait, ce petit homme en combinaison blanche, posté au sol, les deux mains sur les hanches, la tête rivée vers les hauteurs, à observer ses camarades à l’ouvrage fait enfin une pause après une heure de grattage minutieux avec masque et tuba tant le produit utilisé pour le lavement est toxique. Il vient juste de passer le relais au cosmonaute du premier niveau et admire, las, les mains fatiguées reposant sur les hanches, le travail accompli… Dans quelques secondes, il va passer un pot à sa collègue de droite pour lui éviter de descendre. Tout est possible. Et, c’est à la fois la force et la faiblesse de l’image. Le choix se fait alors de façon totalement subjective, selon l’humeur du jour du preneur d’image ou du regardant. Bien entendu, cette humeur étant, par définition, fluctuante, l’autre hypothèse pourra être préférée à un autre moment par la même personne. One point pour la relativité !

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Aujourd’hui, je ne pourrais plus faire cette photo… Ce n’est pas une question de condition météo, de disponibilité ou d’envie, mais une simple question de faisabilité. Un mur de béton anti-bruit (et donc anti-photo) a été déposé entre la rue et le chantier de ce parking souterrain dont j’ai déjà dévoilé les mystères il y a quelques jours, de telle sorte que les machines sont désormais tronquées aux deux-tiers. Aucun intérêt. La succession de dalles sera bientôt recouverte d’une « fresque urbaine », histoire de transformer le gris brut en couleurs vives. C’est sûrement préférable pour les voisins dont les murs doivent, malgré tout, jouer la samba, comme certains rétroviseurs de Vespa… Bref, il ne s’est écoulé qu’une poignée de jours entre le moment où je me suis décidée à photographier ce chantier – après être passée un certain nombre de fois devant en me disant, « la prochaine fois, je m’arrête » -, et celui où il est devenu invisible pour le curieux rivé au trottoir… Cela aurait été fâcheux, à mes yeux, que je me réveille trop tard, que je me heurte à un mur et passe à côté de cette image que j’ai eu plaisir à retravailler ensuite pour lui faire dire ce qu’elle n’avouait pas spontanément. Ce n’est qu’une photo, pourtant. Mais toute photo n’est-elle pas une opportunité que l’on saisit ou pas ?

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… sur ciel moutonneux. On se croirait au beau milieu des plaines du Nevada, prêt à voir jaillir un liquoreux nectar noir à prix d’or. Que nenni ! Nous sommes à Paris, sur un chantier de parking. Ce qui mène malgré tout à une question existentielle : « Dis papa, comment on fait les parkings ? » Souterrain et lorsqu’il n’y a rien au dessus, je précise. « Et bien, tu vois ces tubes là… » Naïvement, je les imagine creuser un immense trou et monter les étages par le plus bas, un peu comme les fondations d’un immeuble.

Et bien, il y a une autre option, vraisemblablement choisie pour ce grand hôtel à autos : bâtir, sans passer par la plaie ouverte, les niveaux – planchers, en fait – un à un, à commencer par le premier, qui une fois construit, consolide la surface et permet de creuser le 2e niveau et ainsi de suite jusqu’au plancher le plus proche du centre de la terre… Cela requiert l’utilisation d’une machinerie aux noms totalement ésotériques pour le béotien : berlinoise, colonne jetting, poteau moulé, poutre buton, jupe injectée, pointe filtrante et autre paroi moulée à l’Hydrofraise. Où la naissance d’un parking devient un véritable poème…

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