Photo-graphies et un peu plus…

Tous les matins, à 9h42, assez tôt pour avoir la journée devant elle mais suffisamment tard pour éviter les bouchons matinaux, elle entre dans une des quatre grandes gares parisiennes et choisit une destination au hasard. Seule condition : qu’elle soit à 34 minutes maximum de la capitale. Ce qui offre un certain choix malgré tout. Au sud, au nord, à l’est, à l’ouest, aucune censure dans l’orientation. Dans le train, elle se met près d’une fenêtre et regarde défiler la ville… Dans ce périmètre, la nature n’est pas particulièrement reine… Arrivée à sa station du jour, elle balaye les environs et entre dans le troquet qui lui semble répondre le mieux à ce qu’elle cherche. Elle pousse la porte, répond au bonjour du serveur derrière son comptoir ou le devance dans la politesse, puis va s’installer au milieu de la salle. Commande un premier café crème, sort son sachet de fraises Tagada, puis son carnet et un stylo pour écrire. Écrire au cœur de la vie des autres qui se succèdent au fil de la journée, dans le bruit des tasses posées sur les tables après chaque lampée, des collégiens qui se retrouvent, des pieds de chaises raclant le carrelage, des bises qui claquent quand les gens se retrouvent, plats du jour récités comme la poésie culinaire, puis des couverts qui s’entrechoquent, du brouhaha qui monte progressivement midi approchant, des sonneries de téléphone portable suivies du remplaçant d’allo, des commandes scandées à la cuisine par les serveurs, de la machine à café qui crache sa caféine puis des gens qui commencent à partir, du calme qui revient, du silence qui cherche à se faire une place sans jamais y arriver véritablement… Il y a toujours une porte qui s’ouvre, une caisse qui se ferme, des « au revoir », « bon appétit ! » lancés à la volée, il y a toujours quelque chose. Cela ne s’arrête jamais. La vie d’un café fait penser à un électrocardiogramme sur lequel un médecin détecterait les symptômes d’une arythmie néanmoins régulière, avec une crise de tachycardie par là – à l’heure du déjeuner, épuisante, saoulante, lessivante -, et une de bradycardie par ci – juste après cette heure où on ne distingue plus les mots car tout se fond dans un magma verbal, porcelaine et métallique. Chaque jour, c’est le même scénario, où qu’elle aille. C’est ce rythme-là, cette chronicité qu’elle vient chercher, cette certitude que, même si les clients sont pour la plupart différents – chaque troquet a ses piliers -, rien ne viendra altérer cette succession d’actions, d’allers et venues, de bruits, d’échanges, et parfois, il est bien reposant de savoir exactement de quoi demain sera fait…

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C’est un fa, j’aime travailler en musique. Ne pas être en mesure d’en écouter dans ce contexte studieux est même susceptible de me perturber. Souvent, je suis du genre mélomane monomaniaque. A écouter le même album en boucle pendant des semaines jusqu’à en connaître par cœur les notes, les transitions, les rythmes et les mots, comme si je me préparais à réciter une poésie. Je sais, à chaque nouvelle seconde qui passe, quel son va résonner à la suivante. Il n’y a pas vraiment de surprise, ce qui a quelque chose de rassurant, de réconfortant, d’efficace. Dans la vie, ne fonctionnons-nous pas un peu comme cela aussi ? En allant finalement toujours dans les mêmes quartiers, en empruntant à peu près les mêmes chemins pour y aller, en ingurgitant régulièrement les mêmes menus… D’agréables petites habitudes qui, progressivement, se muent en routine.

A l’inverse, j’aime tout autant l’expectative dans laquelle me plonge le mode aléatoire, ce fameux shuffle auquel Monsieur Lazhar n’entend rien dans le film éponyme, et ce, malgré son nom qui lui fait écho. Avec le shuffle, tout d’un coup, des pistes oubliées remontent à la surface, ressuscitées ; d’autres, ignorées, se font connaître ! Le requiem de Mozart côtoie le râle d’Eminem, les chants diphoniques d’Huun-Huur-Tu les vocalises de Björk, sans que quiconque ne crie au scandale, sans que cela soit une aberration musicale, sans que cela n’altère l’attention malgré les divergences de tempo, de voix, d’ambiances… Le hasard crée sa propre polyphonie et s’avère être un DJ plutôt avisé.

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Une amie m’a récemment offert un livre en forme de colle. Cela aurait pu faire l’objet d’un duo amusant sur la difficulté de compulser un ouvrage aux feuilles soudées les unes aux autres, mais ce sera pour une autre fois. C’est « colle » au sens de question à laquelle on ne trouve pas spontanément de réponse, voire pas de réponse du tout. Le livre ? Ils ne sont pour rien dans mes larmes d’Olivia Rosenthal. Une petite compilation de récits assez intimes de personnes racontant quel film a changé leur vie et en quoi. Un présent totalement approprié pour qui aime le 7e art, ce qui est mon cas, sans être pour autant une cinéphile de la ligne pure ou une cinéphage compulsive… En ouvrant le paquet, je découvre la question qu’elle me pose, directement, sur la page de garde, par mine de charbon interposée : « Et toi, quel film a changé ta vie ? ».

Comme si on me demandait combien font 8 et 13, je cherche à répondre le plus rapidement possible. Après tout, j’ai vu des centaines et des centaines de films, cela ne devrait pas me poser de problèmes. Mais rien, absolument rien ne parvient à ma conscience de façon instantanée. Bien consciente, en revanche, que cela ne va pas être le cas dans les prochaines minutes, je pose le petit ouvrage sur une table et mets la question dans un coin de ma tête pour qu’elle y murisse et éventuellement – idéalement même – trouve sa réponse. Le lendemain, je l’embarque pour en faire mon compagnon temporaire de transportée urbaine. En lisant ces récits tous touchants, ma petit voix intérieure ne se lasse pas de m’envoyer la question en plein écran. Et toi, alors, quel film a changé ta vie ? A la lecture, je réalise, non sans un certain soulagement, que la véritable question à laquelle ils répondent est plutôt, ou plutôt, plus souvent : quel film t’a profondément marqué(e) ? Evidemment, un événement marquant a forcément un impact sur la vie, aussi minime soit-il, mais, par ce faux glissement sémantique, voilà que je trouve ma réponse en quelques secondes. Une réponse évidente.

Mais c’est un peu particulier. Il ne s’agit pas d’une fiction mais d’un documentaire. Et je ne l’ai pas vu dans un cinéma, dont l’obscurité salutaire aide à masquer nos émotions intimes, mais dans une sorte de salle des fêtes sise au cœur d’un village vacances pour familles où je faisais des ateliers de sensibilisation à l’image (fixe). Ce sont ceux de l’équipe vidéo qui voulaient projeter Nouvel ordre mondial de Philippe Diaz à l’assemblée mais qui souhaitaient, au préalable, avoir l’assentiment des autres animateurs ainsi que des maîtres des lieu avant de l’inscrire au programme des projections de la semaine. Mille précautions avaient, de fait, été prises avant de lancer la projection privée. En substance, « ce film est d’une extrême violence. Si tu ne veux pas le voir, il n’y a aucun problème ». Je n’aime pas les films violents, a fortiori la violence documentaire, mais donner mon avis sur ce film avant qu’il ne soit montré à une plus large audience me semblait faire partie de mes attributions. La vocation de notre équipe était en effet de démythifier un peu le monde des médias et de l’information, pour aiguiser le sens critique des vacanciers, tous âges confondus.

Je reste. Nous sommes une petite douzaine peut-être. Un peu éparpillés dans la salle. Peut-être en anticipation du malaise à venir et de la bulle dans laquelle nous allons bientôt nous enfoncer. La porte est fermée, le bouton « lecture » actionné. Ecrire aujourd’hui que je me souviens de tout dans les moindres détails serait mensonger. Et malgré les avertissements, je ne vois pas comment un être normalement constitué aurait pu être préparé à une telle barbarie. Le réalisateur filme l’horreur de la guerre de façon brute, sans filtre. La torture, les amputations, les exécutions à bout portant, les mutilations… Là, en pleine face, le sang qui gicle, les corps qui tombent, les têtes qui explosent, les cadavres qui s’entassent. Là, comme ça, par une chaude après-midi d’été en bord de mer, bercée par l’insouciance d’une vie qui va bien. Corps à corps à l’issue connue d’avance. Elimination systématique et impitoyable de l’ennemi, femme, enfant, vieillard… Là où les soldats du monde moderne se tuent de loin grâce à des armes ultra-perfectionnées sans, peut-être, réaliser qu’ils ôtent la vie, au Sierra Leone, malgré les armes vendues par les Occidentaux, on s’assassine à la machette. En tenant le corps de l’autre, qui n’est pourtant qu’un autre que soi. On sait que l’on tue, on le sent, on le voit. Voir à quelle folie la haine de l’autre peut conduire est tétanisant. Cet autre qui a perdu son statut d’être humain et qui, à ce titre, est traité de façon inhumaine. Au-delà de la violence insoutenable de ces images macabres, c’est bien cette insensibilité, cette inhumanité des hommes, leur détachement qui fait tressaillir, qui bouscule, qui secoue. Plus les minutes passent, plus la sensation de froid autour de moi augmente, plus je me tasse sur ma chaise, plus j’ai la nausée, plus j’ai du mal à respirer, plus mon regard s’égare, plus la confusion règne. A cette époque, je ne vis plus dans un monde utopique depuis quelques années, mais la confrontation avec cette réalité-là n’en constitue pas moins une expulsion manu militari d’un univers où elle n’a que peu de place, voire pas du tout. La démonstration par l’auteur, certes maladroite, du rôle des organisations internationales bien pensantes dans ce massacre ne fait que charger le trouble profond, le dégoût viscéral, l’incompréhension totale.

Le film s’achève. Chacun garde le silence. On ose à peine se regarder. De l’air. Les jambes coupées, je peine à m’extraire de la salle. La porte s’ouvre. La lumière entre. Je me sens lourde, je titube, sonnée par ce défilé d’images auquel je suis incapable de donner un sens. Je sors de la pièce. Je ne décide pas où je vais mais mes jambes me conduisent vers la sortie. Je m’extrais de l’enclave. Je prends à droite, me retrouve sur le bas-côté de la route départementale. J’aurais pu tourner à gauche. Je ne sais pas où je vais, je ne vais nulle part, je ne suis capable que d’une chose : marcher, bouger, avancer, mettre un pied devant l’autre, mécaniquement, comme si le mouvement allait m’expliquer. Le pourquoi, le comment et tout le reste. Mais l’inexplicable ne s’explique pas. Comme ça, la tête totalement vidée et pleine de questions, je marche. En silence. Des voitures passent à quelques mètres, je les entends à peine. Pendant 15 minutes. Puis, j’entends battre mon cœur. J’aspire de plus en plus d’air. Je perçois à nouveau le vent dans les feuilles, sens la chaleur du soleil sur mon bras, vois les voitures… Je m’arrête et rebrousse chemin. Avec une pensée, étrange a posteriori, lâche peut-être : je ne peux pas. Je ne peux pas créer en sachant, en ayant pleinement conscience, en étant témoin, en voyant, ce dont est capable l’homme pour détruire ses semblables. Car alors, aucune création, aussi modeste soit-elle, ne pourra me faire oublier cette ignominie. Aucune création ne pourra plus se faire l’écho de mon optimisme, certes naïf, car ce dernier aura perdu tout son éclat. Or, c’est vers cette moitié du verre là que je veux continuer à regarder l’avenir et grâce à elle que je peux donner un sens à la vie, en tout cas, à la mienne…

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Je sais, je sais, ça commence mal ! Mais rassurez-vous, j’ai beau être une fille de la ville, je sais faire la différence entre un faisan et une poule ! Je n’en avais simplement pas sous la main. De poule. Enfin, d’image. C’est un peu comme un vendredi soir à la maison – raté donc -, à l’heure où votre estomac vous réclame son dû. Vous vous laissez porter vers le frigo en vous disant que vous ferez avec ce que vous avez sous la main… Parfois, et justement le vendredi soir, le frigo est vide ou quasi. C’est probablement pour cela que l’homme a inventé les immanquables « pleins du samedi » où tout le monde se presse, malgré les bonnes résolutions de fin de vacances, entre 10h32 et 11h43 dans les rayons de sa grande surface préférée, où tout a été changé de place pendant l’été pour que vous fassiez évoluer votre parcours habituel et découvriez de nouveaux produits, occultés jusqu’à présent puisqu’ils n’étaient pas sur le chemin enregistré dans votre GPS-interne-au-prochain-virage-tournez-à-gauche-faites-demi-tour-faites-demi-tour-faites-demi-tour… :

Samedi matin 11h02. Votre chariot, bien doté de 4 roues – je précise parce que plusieurs fois, vous vous êtes retrouvé au milieu du magasin en vous disant qu’il était bancal : forcément, il manquait une roue -, et en pilotage automatique vous traîne dans vos rayons habituels. Un bras articulé vous soulève le vôtre à l’étage du café nespression. Vous daignez à peine ouvrir l’œil quand votre main empoigne un paquet étonnamment mou :

– Tiens, le café a bougé ! Ils l’ont mis où le café maintenant ! Chaque année, ils nous font le coup ! Bon, trouver quelqu’un… Pppsttt, monsieur, excusez-moi, dites, le café, il est où maintenant ? Parce que là, je ne le trouve plus ! Vous devez bien vous amuser pendant les vacances, hein !

– Il est juste derrière vous, monsieur.

Oui, une femme aurait le réflexe de se retourner avant de lancer un SOS : « Le petit Damien cherche le café. Il est attendu au rayon miro par le vendeur qui a autre chose à faire ! »

Bref. Vendredi soir raté, miam miam. Vous ouvrez le frigo. Effroi… Les étagères sont vides. Sauf là, dans la porte, il reste des œufs. De poules. Je mets un « s » à poules car ce n’est pas parce que les œufs sont dans le même carton qu’ils sont issus de la même poule ! Réfléchissez une seconde, au rythme d’un œuf pondu par jour, ce ne serait effectivement pas rentable. Or, ce qui n’est pas rentable ne se trouve pas dans une grande surface. Vous sortez donc précautionneusement la boîte – ce n’est pas le moment d’être maladroit – et en extrayez les trois ovoïdes rescapés. Et voilà que vos yeux s’égarent sur le packaging… « Datés sur la coquille », les poules pensent vraiment à tout ! A l’intérieur, c’est carrément le roman. Petit 1 : on vous apprend que les poules ont accès à un parcours extérieur en journée. Qu’elles prennent l’air donc ! On ne sait pas combien de temps cependant ni si, elles aussi, ont des gugusses qui leur changent le paysage une fois par an pour perdre leurs habitudes – ce qui pose une autre question : quelle est la durée de vie d’une poule pondeuse ?. Petit 2 (mon préféré) : il y a un espace d’1 hectare au minimum pour 2 000 poules. Soit 5 m² par poule en moyenne. Si on rapporte cette surface à un pas de poule – 5 cm, non, et encore, quand un coq leur court après ! -, on frôle le 2 pièces-cuisine ! Ceci dit, 5 m², cela peut être un couloir d’un mètre de large sur 5 de long pour des poules taciturnes, un carré de 2,23 m de côté pour les mathématiciennes ou un cercle de 1,27 m de rayon pour les réincarnations de poney ? Les combinaisons sont nombreuses mais je doute qu’elles respectent les limitations. Les poules, je les imagine plutôt en meute, assez proches les unes des autres, à picorer des grains qui ne leur appartiennent pas, de telle sorte que, si elles ont légalement droit à 5 m², elles n’en occupent en réalité qu’un dixième… Mais bon, ne chipotons pas. Ces poules anonymes qui, indirectement, vont vous sauver de la famine ce soir ont la belle vie. Courte, mais belle !

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L’histoire d’une photographie ne s’arrête pas à ce que disent les éléments qui la composent. Une fois faite, la photo est soigneusement rangée dans un sous-dossier, lui-même inclus dans un dossier, à son tour sous-partie d’un méta dossier. Idéalement, quelques mots clés lui sont accolés pour pouvoir la retrouver sans avoir à organiser une partie de Memory (ce que j’aime beaucoup pour ma part). Passées ces louables attentions liminaires, la photo coule des jours heureux et paisibles avec ses camarades de sous-dossier avec lesquelles, peut-être elles s’échangent des points de vue très argumentés sur la perception qu’elles ont, à la fois d’elle-même mais aussi des autres ; sur la manière dont elles ont été capturées : « oh, elle a totalement raté son cadrage ! » ou « C’est joli ce petit reflet qu’elle m’a collé en haut là ! » ou encore « Moi, je suis contente, je sens que je vais en faire rire plusieurs… » puis enfin « Rigolez bien car vous êtes condamnées à passer le reste de votre vie ici ! Elle vous a prises en photo, c’est sûr, mais maintenant, elle vous a oubliées ! Mettez vous bien ça dans le pixel ! »

Cette photo communarde exagère un peu la situation mais n’a pas tort sur le fait que beaucoup de photos ont déjà vécu leur heure de gloire par le seul fait de leur existence. Ce n’est pas une fatalité et certaines échapperont à cet apparent triste sort. Sélectionnées sur des critères changeant chaque jour, certaines seront imprimées pour intégrer un album ou livre photo. Ce qui reste une présentation intimiste, réservée à quelques élus mais cela fait toujours plaisir. D’autres se retrouveront sur des sites internet, des blogs, des réseaux sociaux pour une exposition certes virtuelle mais potentiellement mondiale. Dans des cas exceptionnels, une sélection d’entre elles fera l’objet d’une véritable exposition. J’entends « réelle » avec tirages, cadres et vernissage. C’est l’euphorie sur les murs pour ces images qui se pavanent, toutes émoustillées de l’intérêt que leur portent de parfaits inconnus. Mais il peut encore arriver mieux : qu’une personne ait un coup de cœur, qu’une autre se dise que cette image plaira à tel ou telle, et décide de se la procurer, généralement en l’achetant. Ce sont des choses qui arrivent…

Voilà donc l’heureuse élue comblée de l’être, choisie, mais déjà nostalgique à l’idée de quitter ses camarades à jamais. Une toute nouvelle vie commence alors pour elle, dans un tout nouvel environnement. Une vie a priori sans histoire puisqu’elle devrait être accrochée à un nouveau mur, idéalement vu de tous. Ce n’est pas toujours le cas. La photographie ci-dessus, dont la vie n’a pas été un long fleuve tranquille jusqu’à présent, pourrait aisément le confirmer. Cette photo, tronquée pour les besoins de la démonstration, est un cadeau rapporté d’une ville dévastée par des crises successives à l’allure, aujourd’hui, apocalyptique : Detroit. Une fois achetée, elle a traversé la frontière américaine en direction de Montréal où elle a passé quelques mois à quelques centimètres de moi. De là, dans l’obscurité la plus totale d’une valise bien remplie, elle a parcouru le pays d’est en ouest, s’arrêtant même là où personne ne va – Winnipeg – avant de filer à Vancouver. Elle a alors repris l’air pendant quelques semaines sur un rebord de fenêtre la mettant à son avantage. Et puis, nouveau black out. Retour anticipé à Paris par valise à coque solide. Avec escale. Et malencontreux échange de valide à l’aéroport de Toronto. On croit que cela n’arrive jamais ou, à la rigueur, qu’aux autres, mais c’est possible. Un personne peut vraiment confondre sa valise avec la vôtre et l’embarquer comme si de rien était. Un type a donc confondu une valise noire avec une autre mais identique valise noire. Cela peut s’entendre. Une valise d’une bonne vingtaine de kilos avec une autre d’une dizaine à peine. Là, le doute s’installe : a-t-il vraiment porté sa valise à un moment ? Une valise extrêmement bien rangée, sans perte d’espace donc, avec une valise où tout est en fouillis, vêtements et ours en peluche. Ok, on ne peut pas deviner l’intérieur de l’extérieur…

Après trois jours d’angoisse iconographique, la compagnie aérienne a réussi à négocier l’échange pas standard. La Gare de Detroit est arrivée à bon port. A l’ombre pour quelques mois encore, mais saine et sauve. Les pérégrinations achevées, la valise s’est ouverte et la photo est passée d’une table à une étagère à un mur à une desserte, toujours non encadrée (parce qu’elle se mesure en inches et que nous naviguons dans le système métrique, mais ce n’est qu’une excuse…). Tranquille et vue par tous. Jusqu’à ce terrible matin de juin où j’ai bien cru que c’en était fini pour elle. Tout d’un coup, j’ai entendu un grand « boum » venant d’ailleurs. C’était mon iceberg ! Il venait de tomber du mur de tout son poids… sans pour autant atteindre le sol, ce qui est pourtant la suite logique de tout objet en chute libre… Deux corps ont en effet fait blocage : la desserte, juste en dessous et sur laquelle il a vraisemblablement rebondi – je ne peux que reconstituer la scène n’y ayant pas assisté -, avant de basculer – tel un morceau d’iceberg arraché de la masse mère par le dérèglement climatique et s’écrasant, avec fracas, dans un lac, une mer, un océan – sur un fauteuil courageux, annihilant en une micro-seconde ses envies de destruction glaciaire. Pas un éclat, rien. L’iceberg, une œuvre d’art bidimensionnelle, n’avait rien. Malheureusement, la gare de Detroit se trouvait justement sur le chemin de l’iceberg… En glissant le long du mur, il est donc arrivé au sommet de la Gare, faisant plier puis déchirant la Marie-Louise sous la violence du choc, cassant la photographie dans la foulée et envoyant l’ensemble valser à terre dans un silence de photo blessée. KO en un décroché d’iceberg. Et une nouvelle ligne à ajouter à la biographie de cette gare à la vie haute en couleurs !

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Extrait d’”Etats d’âme sur le macadam”, ensemble de textes griffonnés à l’aube du 21e siècle sur mes inséparables petits carnets…

*

Dans le métro. Non, le train. Une dame avec un imper beige et un chignon lit Saga de Tonino Benacquista. Elle est pâle et son poing gauche soutient sa tête. Absorbée par sa lecture, elle tourne le livre plutôt que cette dernière. Sa vie est bien rangée, comme son sac bordeaux et ses mocassins noirs. A ses côtés, un homme en costume beige rayé est plongé dans Les Echos. Son ordinateur portable au sol, encadré par deux souliers en daim clair. Il est jeune, mâche du chewing-gum. L’informaticien consciencieux qui gagne correctement sa vie. Une femme à lunettes prépare son voyage pour l’Espagne. Elle demande à quelle station on est. Vraisemblablement, elle n’est pas familière de cette ligne.

En fait, ce n’était pas un portable. Juste une sacoche noire. L’homme n’est peut-être pas informaticien. Mais qu’importe, il en existe bien quelque part. Tel est l’avantage de l’imagination sur la réalité. Tout y est envisageable. Ce qui, en fait, est aussi le cas de la réalité. Qui plus est, ces descriptions ne sont pas issues de mon esprit ; elles ne sont que le simple écho de ce que je suis amenée à voir. Ce sont des plans, des séquences. Tout n’est que passage, suite d’événements. Acteur, on l’est forcément. Mais on est surtout spectateur de la vie des autres. Ils sont là, toujours, fidèles à eux-mêmes. Ils ne savent pas à quel point ils sont merveilleux. Leur anonymat les rend ainsi. Passer de l’inconnu au connu changerait sûrement tout. Voilà le paradoxe. Ne voir en soi et en l’autre qu’un personnage de théâtre voire un figurant d’une pièce mondiale. Chacun a un rôle à tenir, souvent pris très au sérieux. Ils vont au travail, font à manger, prennent le train, vont au cinéma, jouent au tennis, partent en vacances, s’aiment, se haïssent…, ils font tout ce qui est faisable. Et ils y croient, parce que c’est comme cela que la vie va depuis des millénaires. Cette dame attendait le 21, en face du café. Pourquoi ? Qui est-elle ? Que fait-elle dans la vie ? Elle appartient au monde réel, image impalpable et à jamais furtive. Les deux bavardes en bleu vivent aussi. Elles sont descendues du train et ont poursuivi leur chemin indépendamment de tous les autres voyageurs. Peut-être ceux-ci ne les ont-ils même pas remarquées ? Nous évoluons au sein d’un univers en mouvement permanent. Lorsque tout s’arrête, c’est tellement flagrant que cela en devient pesant et effrayant.

J’écoute les gens parler de leur vie. Je les admire car beaucoup réussissent à vivre dans le monde réel. En cela – ce succès à faire un choix – je les trouve tous plus intelligents que moi. Définitivement plus terrestres, plus pratiques, plus conscients, plus réels… Ils ont peut-être raison. Il faut pourtant vivre et composer avec soi, et tout mettre en œuvre pour utiliser ce patrimoine à bon escient. Plus facile à écrire qu’à faire, même s’il est des idées, des envies, des rêves, des passions dont nous ne pouvons nous défaire. Pourquoi vouloir les effacer ceci dit ? Les gens dehors ont-ils réussi, eux, à les oublier ? Le vieil homme aux cheveux gris tirés et au teint buriné, squattant quotidiennement une chaise de la terrasse du café de la gare a-t-il oublié ? Quant à celui-ci, faisant le pied de mur devant l’immeuble dont il est le gardien, installé sur une chaise ou affalé dans un fauteuil, et arborant un couvre-chef chaque jour différent, a-t-il oublié ? Et cette dame, râlant sans cesse après les trottoirs et la rigole parce qu’ils sont sales, a-t-elle oublié ? Tous ces personnages sont beaux. Ces personnes, car elles existent peut-être plus que les personnages. Leur vie n’est pas à juger. Peut-être sont-elles à plaindre, peut-être sont-elles à envier ? Elles sont, tout simplement. Les gens passent et, à force d’en voir, on finit par les connaître un petit peu. Leur richesse est toutefois si incommensurable que l’on en apprend toujours. C’est épatant. C’est enivrant. Comment vivre ainsi, conscient de la réalité mais, d’une certaine manière, incapable de la pénétrer ?

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Direction le sous-sol sombre comme il faut d’un petit musée à l’abri des rayons du soleil (ah, ah, ah !), et pour cause, on y expose des mots. Des lettres, des équations, des partitions, des décrets, des annonciations, des dessins, des déclarations, des brouillons, des idées fabuleuses, des hypothèses brillantes, des ébauches de chef d’œuvre qui ne connaissent pas encore leur valeur… Des traces laissées par d’illustres défunts sur lesquelles on se recueille comme sur une tombe et se penche avec déférence. Si la tombe ne dit rien de la personne qui y repose, il en est autrement de ces mots attrapés au vol… Ecrits à la main. A la plume même. Là est l’essentiel… L’écriture, cet acte vital qui transforme la pensée intime en signaux – courbes, traits et ponctuations – accessibles à tous et qui dévoile, par sa seule forme, son rythme, son allure, sa géométrie, un bout de la personnalité de celle ou celui qui tient la mine. Albert Einstein, Romain Gary, Hector Berlioz. Rigueur, clarté et régularité parfaite pour le physicien relatif ; rondeur, précipitation et doute pour l’écrivain aux deux visages ; respiration, ouverture et liberté pour le musicien romantique. Comme ça, à vue d’œil, une première esquisse de caractères…

Profitons-en, car, dans vingt, trente ans, peut-être un peu plus, nous devrons nous contenter de polices de caractère ! Quel avenir, en effet, pour un musée des lettres et des manuscrits au 21e siècle, à l’heure où tout passe par de l’arial narrow, du times new roman ou de l’helvetica neue ? Viendrons-nous nous extasier devant les fichiers des futurs auteurs, scientifiques, artistes et politiques, en y cherchant quelque vérité humaine ? Ou nous moquer de ces ancêtres qui étaient encore obligés d’utiliser leur main pour écrire, à l’image de ceux qui entrechoquaient des silex pour faire du feu ? Nous n’écrivons déjà plus à la main, ou nettement moins. C’est désormais sur nos claviers voire nos écrans, directement, que nous tapotons pour remplir nos « feuilles blanches », rédiger nos thèses, faire nos devoirs. Nous nous envoyons des courriels et non plus des lettres. Heureusement, un rituel fait de la résistance : celui de la carte postale de vacances, qui n’a pas encore cédé à cette lame de font* dévastatrice…

* police de caractère, en anglais

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Je ne reviendrai pas sur cet état de fait malheureux : une journée fait 24h, pas une minute de plus, pas une de moins. Comme nous n’avons pas – l’espèce humaine – ce pouvoir surnaturel d’augmenter la durée d’une journée, nous nous sommes contentés de faire ce qui était dans nos capacités, à savoir multiplier ce que l’on pouvait faire en un jour. Des gens brillants ont inventé des machines volant à 1 000 km/h, raccourcissant les distances, et donc le temps, entre deux destinations lointaines ; d’autres ont créé des machines lavant et séchant le linge automatiquement, permettant à celles qui s’en occupaient de faire autre chose pendant ce temps ; certains ont même conçu des machines destinées à penser et à calculer à leur place, pour aller encore plus vite. Ces dernières génèrent d’ailleurs tellement de données que le cerveau humain n’est plus capable de les analyser, mais il est suffisamment malin par ailleurs pour créer d’autres machines qui se chargeront de trier les données pertinentes voire de les pré-interpréter.

A chaque fois que du temps est gagné sur la journée de 24h, c’est qu’il y a technologies. Ces dernières années, elles ont massivement inondé les modes de communication, de telle sorte que nous sommes, à tout instant, en « contact » avec les autres – connus ou inconnus -, avec ce qui se passe ici et surtout ailleurs, hors de notre portée visuelle, auditive, olfactive ou sensorielle. « Contact » est d’ailleurs un abus de langage hérité de cette époque où les gens se voyaient réellement, cette phrase n’étant pas aussi rétrograde qu’il n’y paraît… Et si ce n’est pour communiquer, c’est au moins pour s’informer. Des plus futiles aux plus fondamentales, les informations tombent, non hiérarchisées, à un rythme effréné. Ce déluge de savoirs et de connaissances, – deux notions à redéfinir ? – diversement intéressantes donc, est véritablement effrayant dès lors que l’on accepte de prendre un peu de recul (sans celui-ci, on est dans la phase d’incompétence inconsciente que j’évoquais dans Et la lumière fut). Et le rythme n’est pas destiné à décélérer, bien au contraire. D’ici 4 ans, les pros du secteur estiment en effet que le trafic Internet annuel de notre chère planète bleue atteindra les 1,3 zettaoctet. Vous ne savez pas ce que cela signifie ? Moi non plus ! Pour ne pas finir la journée plus bête que ce matin, voici : un zettaoctet, c’est un 1 suivi de 21 zéros. On ne se le figure pas plus pour autant : c’est en fait près de quatre fois plus qu’aujourd’hui… Toujours en 2016, 45% de la population mondiale devrait être connectée à cet informateur universel ! On imagine que l’on s’active déjà dans les tuyaux pour que tout ce monde en quête d’échanges ait réellement accès à un débit digne de ce nom, le très haut-débit, voire la fibre optique (on ne pourra en effet pas aller plus vite que la lumière même si des physiciens l’ont cru l’an passé suite à un excès de zèle mal calibré de neutrinos).

Des champs d’investigation totalement nouveaux et aux noms emplis de mystères – au quasar, glycobiologie, épigénétique, bioinformatique, enthéobotanique, biologie synthétique, NBIC (convergence des nanotechnologies, des biotechnologies, de l’intelligence artificielle et des sciences cognitives) – s’ouvrent à nous comme la Mer Rouge et nous serons pourtant à jamais inaccessibles (même si nous en exploiterons les applications sans savoir qu’elles en sont à l’origine). Cette inaccessibilité-là n’étant pas liée au fait d’accéder à l’information – nous avons vu que, de ce point de vue là, l’affaire était réglée – mais plutôt à la pleine compréhension de cette information. Sans doute n’est-ce pas absolument grave de ne pas tout comprendre pour vivre correctement – admettons même que la chose est impossible – mais de réaliser que l’évolution des sciences et techniques va plus vite que notre capacité à les maîtriser, à les appréhender, à se les approprier, à en mesurer les implications me donne le tournis. A la fois à titre individuel – une petite mort, quand même -, mais aussi collectif : où se dirige un monde qui ne peut plus comprendre ce qu’il crée lui-même ?

Ce mouvement ne peut évidemment s’inverser : on ne rétrograde pas, dans notre monde moderne, sauf cette andouille d’indice triple A. Et même quand on veut faire plus simple, gommer l’ostentatoire technologie, il faut des trésors d’intelligence pour y arriver. C’est compliqué de faire simple, surtout quand on veut aussi faire mieux. Plus efficace, plus rentable, plus direct, plus rapide, plus fiable, plus truc que ce qui se faisait « avant ». Vous savez, cet « avant » que l’on brandit en général pour dire qu’il était mieux, ce qui est un peu facile. Mais je me demande sincèrement comment les personnes de plus de 80 ans – celles qui ont connu les opératrices (presque centenaires donc) et peuvent aujourd’hui se skyper avec leurs arrières-arrières-petits-enfants à l’autre bout du monde tout en s’envoyant des photos du petit dernier – perçoivent ce monde d’hyper-connexion un brin abstrait… Monde qui donne la désagréable sensation de frôler la chute en permanence : la déconnexion ! Laissez passer une nouvelle techno grand public et vous êtes potentiellement à la traîne pour le reste de votre vie… Ce monde – j’écris ça comme s’il y en avait un autre, qu’il y avait le choix ou que je lui étais étrangère – est comme un train en marche – un shinkansen, ultra-rapide donc – dans lequel il faut forcément sauter, indépendamment du besoin et de l’envie, deux notions à revisiter tout comme le savoir et les connaissances sus-cités. Celui qui n’a ni smartphone ni tablette aujourd’hui est-il un has been, un obscurantiste ? Risque-t-il de manquer son entrée dans le futur comme ceux qui ont résisté à l’outil informatique à l’aube des années 1980 ?

Impossible de suivre ce rythme qui nous empêche de penser, de réfléchir, car réfléchir, c’est s’arrêter et s’arrêter, c’est louper la station ! Personne n’a le don d’ubiquité et pourtant, tout semble se passer au même instant. Je n’ose même pas écrire « moment » qui, en lui-même, suggère une certaine durée. L’instant, c’est cette unité furtive du temps qui est déjà finie sitôt qu’elle débute. Bref ! Le présent, notre présent, nous donne l’illusion d’une omniscience tout en nous confrontant à notre ignorance croissante sans que cela paraisse paradoxal. Le présent, où tout change vite, où l’on est témoin de la disparition d’outils créés par nos parents (la K7 par exemple), où tout tourbillonne autour de l’homme lui fait aussi croire qu’il est lui-même plus rapide, qu’il est lui aussi temps-flexible. Qu’il peut, comme il a réussi à le faire avec les 86 400 secondes de la journée, se subdiviser, se démultiplier, se … cloner ? La grande illusion ! Car cela lui prendra toujours le même temps de nouer ses lacets, de prendre une douche, de se plonger dans un livre, de faire la cuisine, d’aller voir un film, de faire des longueurs, de dormir parfois, de voir ses amis, de rêver… Et, même si je passe mon temps à pester contre le temps qui passe trop vite, qui file entre les doigts comme le sable blanc ultra fin de Jervis Bay en Australie, je suis partiellement soulagée que l’homme ait des limites. Mais, jusqu’à quand ?

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Extrait d’« Etats d’âme sur le macadam », ensemble de textes griffonnés à l’aube du 21e siècle sur mes inséparables petits carnets…

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Ils vivent dans des bulles rectangulaires illuminées. Ils sont dans des boites. Tout le monde peut les voir vivre. Les violer dans leur intimité. Dans leur croyance d’intimité. Ils se croient protégés, derrière leurs murs ; ils se pensent chez eux. Foutaise. Ils se donnent en spectacle, en ombre chinoise, en personnage réel : au choix. Des vies s’imaginent. Fausses. Irréelles. Est-ce important que tout cela ait un sens ? Tout cela ? Ces gens qui bougent, qui vivent derrière leurs fenêtres. Cages dorées. Le ciel est là-haut, impalpable, inaccessible. A quoi sert-il ? Vie sans conscience des autres. En toute innocence. Transparence. Ou plutôt invisibilité. Le bruit n’est pas. L’écho est faux. Il est possible de vivre sans. La bulle. Personne n’osera la percer. Quelle est la volonté de son intérieur ? Qu’on la perce ou pas ? Ah, le choix. L’indéfinissable choix. L’irréalisable choix. Développer son esprit critique, d’analyse. Des paroles en l’air. Des mots pour tout dire, pour ne rien dire. Tous ces mots, sur le papier, dans l’air, à quoi servent-ils ? Changent-ils notre condition ? Où est l’intérêt de cette accumulation d’idées, d’opinions, de descriptions ? Justification matérielle et intellectuelle. Il faut bien se donner une raison d’être.

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J’ai appris un nouveau mot il y a deux jours : la version adulte de « pédagogie » – du grec paid qui signifie enfant et agogos, guide -. C’est « andragogie ». Lever de bouclier féminin voire légèrement féministe… Comment ça, andra- ? Andra de andros – pas la compote de fruits, mais l’homme – par opposition à la femme ? Voici un mot bien misogyne qui reflète une pensée qui l’est tout autant : à quoi cela servirait-il aux femmes d’apprendre et de savoir ? Ce qui nous amène logiquement à un autre point : l’apprentissage.

J’ai appris ce même jour – très faste donc pour les connexions synaptiques – qu’il se décomposait en cinq étapes, aux noms heureusement assez limpides. La première ? L’incompétence inconsciente. Jolie formule pour signifier que vous ne savez pas que vous ne savez pas, tout simplement parce que vous ne connaissez pas l’existence de ce que vous ne connaissez pas. Ce qui tombe sous le sens, et, entre nous, nous aide à supporter notre ignorance. Autrement dit, vous n’avez absolument aucune conscience de ce que vous manquez. Arrive alors la douloureuse deuxième étape : vous apprenez d’une manière ou d’une autre (lecture, discussion, formation, démonstration, ablution…) l’existence d’une chose – une pratique, une méthode, une connaissance… – que vous ignoriez jusqu’à présent. Vous quittez alors la ouateuse incompétence inconsciente pour entrer dans la phase d’incompétence consciente : vous savez que vous ne savez pas ! Un moment absolument terrible pour votre ego car il vous met face à vos lacunes, à vos faiblesses, à votre état embryonnaire. Moment véritablement délicieux par ailleurs puisqu’il vous invite à optimiser vos connaissances, vos capacités, et donc à vous améliorer. Reste à choisir si vous avez besoin puis envie d’apprendre ce qui vient d’être porté à votre jeune conscience… Les deux termes étant très relatifs car nous pouvons avoir envie d’apprendre quelque chose dont nous n’avons pas besoin, et inversement, besoin d’apprendre une chose dont nous n’avons pas envie.

Vous choisissez la connaissance et atteignez alors le troisième palier, probablement le plus long et le plus énergivore. Jusqu’à présent, vous n’avez en effet fait que soupirer face à votre insondable insuffisance puis respirer en réalisant que vous pouviez combler ces défauts. A quel prix ? De la pratique ! Il vous faut donc suer, vous entraîner, vous appliquer, bousculer vos habitudes qui sont devenues des réflexes, puis transpirer à nouveau pour que ce nouveau savoir que l’on vous a gracieusement mis entre les mains vous pénètre, se fasse sa place dans votre cerveau – hémisphère droit, hémisphère gauche, peu importe – et surtout parmi ces innombrables choses – si, si, ne vous sous-estimez pas ! – que vous maîtrisez déjà… Je n’ai d’ailleurs pas encore résolu l’épineuse question découlant de cette dernière hypothèse : les connaissances s’accumulent-elles indéfiniment ou oublions-nous celles que nous utilisons le moins pour en accueillir de nouvelles ? Quoi qu’il en soit, cette troisième étape d’entraînement consciencieux – qui peut d’ailleurs, pour plus d’efficacité et moins de découragement, être découpée en phases, comme les chantiers, gros œuvre, second œuvre… – vous conduit, lentement mais sûrement à la quatrième marche : la compétence consciente.

Vous savez désormais que vous savez quelque chose de nouveau – ce qui vous transporte de joie car vous vous sentez soudainement bien plus intelligent – mais vous devez encore y penser pour la mettre en pratique. En fait, vous tâtonnez, mais, vous êtes discipliné donc vous persistez même si, par simplicité, vous aimeriez pouvoir oublier ce nouvel acquis et revenir à ce moment d’autosatisfaction que réserve l’incompétence inconsciente… Jusqu’au jour où, miracle, vous faites sans y penser. Vous avez atteint le nirvana de l’apprentissage, le cinquième niveau : la compétence inconsciente. Vous n’avez plus conscience que vous savez ! Ce qui est, au final, bien dommage après tous les efforts que vous avez fournis pour en arriver là !

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