Depuis l’autre côté du lac, cette masse montagneuse, rocailleuse, abrupte, tourmentée, voilée par une timide brume de lumière et obstruant totalement l’horizon semble ne pas vraiment exister. Elle est pourtant bien là, à la fois menaçante et fascinante. Impossible de détourner le regard tant la perspective m’est inédite. On me dirait que cette succession de parois infranchissables sort tout droit d’une colère antédiluvienne de la Terre, je le croirais sur le champ ! Le contraste n’en est alors que plus saisissant avec cette colline verdoyante posée sur l’eau, à la pente parfaite, idéalement boisée et parsemée de belles demeures où l’on imagine sans mal la vie douce et empreinte d’une inspirante sérénité.
Il y a beaucoup de questions auxquelles nous n’avons pas, à titre individuel, de réponse. Je ne parle pas des récurrentes « qui suis-je ? », « où vais-je ? », « mais qui a changé la place du sel ? ». Des choses plus faciles : « quelle est la capitale du Malawi ? », « qui a réalisé « Le père noël est une ordure ? », « quelle mer se trouve au sud des Philippines ? »… Un mélange de questions jaune et rose au Trivial Pursuit, par exemple. Mais, même si nous ne connaissons pas les réponses à ces questions-là, nous savons qu’elles existent, qu’elles sont simples et uniques. Lilongwe, Jean-Marie Poiré, la mer de Célèbes.
Parmi ces questions ne sondant que les abysses de notre inculture, il arrive que certaines soient de véritables colles. Cela dépasse le simple fait de savoir ou pas. C’est donc légèrement déstabilisée que j’ai accueilli cette question pourtant légitime : « Qui a découvert la France et quand ? » Lorsque la question est posée par une canadienne, sur une île officiellement découverte en 1534 par Jacques Cartier (les Micmacs – qui n’est pas le nom d’un double burger prononcé par un enfant ni un ensemble de mauvaises intrigues, mais une tribu amérindienne – y vivaient déjà) et aujourd’hui composée essentiellement d’une population descendant d’irlandais, d’anglais, d’écossais, d’acadiens, cela a du sens. Et la réponse que je me suis piteusement entendue bredouiller, après avoir remué le peu qu’il restait de mes cours d’histoire, est : « euh, je ne me suis jamais posé la question en ces termes ; c’est comme si la France, qui n’était pas la France d’aujourd’hui, avait toujours été là ». Même si la bêtise de ma réponse m’est apparue sitôt après l’avoir prononcée, je n’ai pas réussi à la retenir. Les premières traces d’hommes (préhistoriques) en « France » remontent à 1 Mo d’années. Des Homo erectus venant d’Afrique. Il serait donc juste de dire qu’ils ont découvert la « France ». Mais que sous-entend réellement le mot « découvrir » ? Jacques Cartier est le découvreur officiel d’une terre qui était déjà habitée par les Indiens, les peuples des Premières Nations comme on dit aussi, qui auraient posé le pied en Amérique il y a au moins 40 000 ans via le Détroit de Béring alors gelé. Tout est relatif et la découverte ne vaut que pour les ignorants. Malheureusement, l’ignorant se croit parfois supérieur, se sentant alors obligé d’effacer et/ou d’avilir, les traces de vie antérieures à son arrivée…
Etrange, cette main tendue vers le ciel qui, telle un passe muraille, semble vouloir s’extraire de ce mur avec lequel elle faisait corps jusqu’à présent. Doit-on s’attendre à voir le crépi se fissurer et tomber petit à petit de la paroi, laissant apparaître le reste, le bras, l’épaule, le cou puis la tête, extraction partielle immédiatement ponctuée d’un grand cri puis d’une respiration profonde, primale, tel le ferait un nouveau né ?
En réalité, c’est une illusion d’optique, un tour de passe-passe volumique, de magie négative, troublante de vraisemblance, comme l’était, à sa manière Brève rencontre. Cette main, dont les lignes se démarquent de façon étonnante et à la paume concave du fait de la tension, cette main ne sort pas du mur, elle y entre. Comme un gant retourné, elle n’est pas dirigée vers nous, elle s’en éloigne. Car ceci n’est pas une main pleine, renaissante ; c’est l’empreinte laissée par son absence après s’être abandonnée dans ce mur temporairement floconneux… Le creux de la main.
Trois cimetières, deux incarnations de la mort, un océan entre les deux. Un monde même. Les cimetières font, étrangement, partie des lieux que je visite systématiquement dans une ville où j’ai le temps de rester plus de deux jours. Il y a quelques années, j’avais même un rendez-vous hebdomadaire avec celui du Père-Lachaise à Paris. Rien de morbide pour autant, l’idée était de suivre l’évolution, sur une révolution de notre bonne vieille Terre fertile, de quelques arbres remarquables qui y avaient grandi en paix. Si feuillus en été que l’on arrive sans peine à oublier que l’on erre entre les défunts. L’hiver redonne alors au lieu sa réalité, pas nécessairement mélancolique ou triste, sa fonction, de rassemblement des morts.
Paradoxalement, je trouve que ce sont des sites plein de vie. D’une certaine forme de vie, certes. Les fleurs, aux couleurs vives qui nous font penser que l’instant final n’est pas très loin, ou au contraire fanées, ce qui nous incite à croire que la tombe n’a pas reçu de visite depuis un certain temps ; les arbres qui bourgeonnent, s’ouvrent au monde, vibrent, puis perdent leurs feuilles avant de prendre leur pause, caduques ; les tombes qui se fissurent, se couvrent de mousse, de lichen ; les médaillons représentant ceux qui y reposent qui palissent ; les gravillons qui sont traînés d’allées en allées par les pas des promeneurs… Dans la vieille Europe, comme dans ce beau cimetière maltais, une vie à l’abri des regards des vivants, cachée derrière de hauts et épais murs, séparée du reste du monde par d’imposantes grilles ou portes. Une forteresse. Comme si l’on ne voulait pas avoir sous les yeux ce qui nous attend tous, sans exception. Comme si, ne pas voir, pouvait l’éloigner. De ce côté de l’Atlantique, a priori, changement total de perception. Les cimetières s’offrent au monde, à leur regard, à leurs corps aussi. Sans tabou. Sans malaise. Quelle surprise la première fois que j’ai vu des gens assis sur des tombes comme s’ils étaient sur un banal banc public… Des lieux aussi au cœur des villes (c’est historique j’imagine, comme ce vieux cimetière new-yorkais préservé alors que tout a changé autour de lui), dont ils font surtout partie. Comme un élément parmi les autres, et non en dehors. Sur les pierres tombales, des squelettes creusés comme ici à Boston. Représentation on ne peut plus directe et crue de la mort, que je n’ai pas le souvenir d’avoir rencontré ailleurs. Est-ce une question de respect de ceux qui ne sont plus ? Je ne le crois pas. Au contraire même. D’image que l’on se fait de la mort alors, qui reste tragique où que l’on soit. Probablement, mais là, cela nécessite de… creuser.
« Vous avez acheté là ou vous aimez les briques ? » me demande un monsieur en me voyant affairée autour de cet amas de terre rouge cerclée depuis quelques minutes. Je souris. « J’aime les briques, c’est ça ! ». « Ah ! » rétorque-t-il tout en continuant de marcher. Certes, même si elle était proposée (peut-être ironiquement), cette réponse n’était visiblement pas celle qu’il attendait. En même temps, photographier des briques parce que l’on aime leur forme, leur couleur, leur texture, leur assemblage et tout le potentiel qu’elles couvent en elles, me semble bien moins étrange que photographier des briques qui vont potentiellement constituer les murs de son futur appartement. Comme un inspecteur des travaux pas finis en quête d’un vice de forme. Genre : « il est hors de question que cette brique fasse partie de ma cuisine ! » Mais, j’avoue, je n’en suis pas à ma première tentative avec les briques. Je crois même que quelque chose est en train de se construire entre nous…
Il s’est passé plusieurs jours entre ma première rencontre avec ces êtres étranges et la deuxième, survenue de façon tout aussi inattendue que la précédente. Evidemment, j’en ai passé autant à faire des recherches sur ces petites têtes. Nada. Cette deuxième rencontre survenant à nouveau de nuit, j’en déduis qu’elles sont plutôt nocturnes. Pour le moment, c’est la seule hypothèse que je suis en mesure de formuler. J’ai bien essayé de leur parler. Mais après leur ricanement, elles n’ont plus émis aucun son. Elles sont restées comme figées. Et lorsque j’ai voulu en attraper une, ma main s’est arrêtée à quelques centimètres de hauteur. « Quelque chose » m’empêchait d’aller plus loin. Je m’y suis reprise à plusieurs fois avec le même résultat. J’ai donc pris quelques photos et suis partie, ne sachant si je les reverrai un jour.
J’ai donc été heureusement surprise de les revoir. Cette deuxième rencontre n’a pas eu lieu à la plage mais en plein cœur de la ville, à des centaines de kilomètres de là. J’en ai d’ailleurs reconnu une. Celle avec le sourire amical… Enfin, c’est ainsi que je l’interprète, mais je peux me tromper. Elles étaient moins nombreuses cette fois-ci ; les autres étaient peut-être cachées ceci-dit. Et à nouveau, aucun échange si ce n’est de regards. Interrogateur et incrédule pour ma part. De leur côté, elles avaient l’air de savoir exactement ce qu’elles faisaient. Après quelques minutes de communication unilatérale, je suis repartie, légèrement agacée. A quoi sert de rencontrer l’étrangeté si rien ne se passe ?
Dieu a dit : sape toi bien ! « Dieu a dit : sape toi bien » dit l’affiche ! C’est ce qui saute aux yeux quand on s’approche de ce mur situé à proximité du très parisien Canal Saint-Martin. Un large et haut mur qui invite à l’expression, à l’art éphémère. Ou au street art comme on dit maintenant. Et il en a véhiculé, ce mur, des images, des messages, des dessins, des graff… En attestent ces coups maladroits de peinture jetés à la va-vite par les services de la ville pour en faire disparaître la trace ; en attestent ces points blancs, autant de résidus d’affiches collées puis décollées par ces mêmes représentants de l’intégrité murale… Des expositions temporaires en permanence avec une équipe de décrochage gratuite ! La seule inconnue, c’est la durée de l’exposition…
Mais revenons à cet étrange message – Dieu a dit : sape toi bien ! – et à cette étonnante mise en scène – trois crucifix parallèles… Humour ? Je ne parle pas du monsieur qui passait par là au moment crucial… Non, de la publicité ! Pour une boutique de vêtements ne s’adressant qu’aux croyants vraisemblablement. Ce qui ne fait pas beaucoup finalement, un français sur 4 seulement déclarant que la religion occupe une place importante dans son quotidien. Une information supplémentaire que l’on ne voit pas ici : juste à côté de ce mur, à gauche, se trouve une école. Si elle avait été privée, cela aurait eu une autre portée ! Elle est laïque, dans la limite de l’exercice… L’injonction n’en a pas moins de sens. Car la tyrannie des belles fringues ou de marque a remonté le temps et s’exprime malheureusement dès le plus jeune âge, à en faire regretter la disparition de l’uniforme par les parents… Mais subitement, un doute m’occupe… De quel Dieu s’agit-il en réalité ? Naïveté avouée. Le Dieu d’aujourd’hui n’est-il pas cette sacrée société de consommation ? Et là, nous sommes tous croyants !
Aujourd’hui, je ne pourrais plus faire cette photo… Ce n’est pas une question de condition météo, de disponibilité ou d’envie, mais une simple question de faisabilité. Un mur de béton anti-bruit (et donc anti-photo) a été déposé entre la rue et le chantier de ce parking souterrain dont j’ai déjà dévoilé les mystères il y a quelques jours, de telle sorte que les machines sont désormais tronquées aux deux-tiers. Aucun intérêt. La succession de dalles sera bientôt recouverte d’une « fresque urbaine », histoire de transformer le gris brut en couleurs vives. C’est sûrement préférable pour les voisins dont les murs doivent, malgré tout, jouer la samba, comme certains rétroviseurs de Vespa… Bref, il ne s’est écoulé qu’une poignée de jours entre le moment où je me suis décidée à photographier ce chantier – après être passée un certain nombre de fois devant en me disant, « la prochaine fois, je m’arrête » -, et celui où il est devenu invisible pour le curieux rivé au trottoir… Cela aurait été fâcheux, à mes yeux, que je me réveille trop tard, que je me heurte à un mur et passe à côté de cette image que j’ai eu plaisir à retravailler ensuite pour lui faire dire ce qu’elle n’avouait pas spontanément. Ce n’est qu’une photo, pourtant. Mais toute photo n’est-elle pas une opportunité que l’on saisit ou pas ?
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Un tour du Soleil en duos : 6e année en cours
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- entre le 22/02/2010 et le 22/02/2011, voici Un tour du Soleil en duos…
Neige, azur et sérénité. Un calme de luxe, une froide volupté… Comment autant de froid peut-il créer une telle chaleur à l’intérieur ? 10 Share on Facebook
Dans la labyrinthique et mythique médina de Marrakech. A errer de ruelles en venelles. Entre les murs ocres et la terre rouge. Le regard s’égare. Il scanne. Se heurte à des murs, des détours, des contours. Cherche le ciel. Bleu. La sortie. Des repères là où tout le monde semble savoir exactement où il est. […]