Photo-graphies et un peu plus…

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C’est fou tout ce qu’il peut se produire en une journée ! Je l’écris tout de suite et remonterai le temps aussitôt pour commencer par le commencement : notre petit-déjeuner à l’auberge, à 9h27. Donc, tôt dans l’après-midi, Jacinda Ardern, la Première Ministre, a annoncé le passage immédiat de la Nouvelle-Zélande au stade 3 et, dès mercredi, au stade 4. A savoir un confinement direct de 4 semaines. Voilà, c’est écrit.

Maintenant, flash-back. De la confiture de fraises sur mes tartines, un café et des céréales. A ma droite, Jay est revenu sur Terre. Et le retour est rude. Il a achevé hier la traversée de l’île du Nord à pieds, soit 1 600 km en 2 mois et 4 jours (il avait parcouru les 1 400 km de l’île du Sud il y a 2 ans). Vous auriez vu ses yeux pétillants de bonheur et d’émotion hier soir ! De la beauté pure au milieu de ce chaos mondial ! Pour rester concentré sur son objectif, il n’a pas voulu se laisser polluer par le coronavirus. Ce matin, les yeux rivés à son téléphone, il est comme ses voisins à sonder comment rentrer en Europe, le tout avec beaucoup de philosophie cependant – le plus important étant ce qu’il vient de vivre…

Louise – une française arrivée il y a 2 semaines avec un WHV*, c’est-à-dire avant que tout ne prenne une nouvelle tournure – se prépare à aller à l’Ambassade de France où elle espère trouver des réponses. Même plus que des réponses, une solution pour rentrer. Je ne sais combien il y a de Français actuellement en Nouvelle-Zélande, mais les messages de personnes dans des situations plus ou moins complexes et ubuesques se multiplient sur les réseaux sociaux et IRL, id estles cuisines et salons des auberges de jeunesse. Des jeunes n’ayant pas les ressources financières pour rester alors que les emplois diminuent de jour en jour. D’autres, ayant déjà déboursé des milliers d’euros pour racheter un billet d’avion, finalement annulé et non remboursable… Certains, dans l’impossibilité de vendre leur van puisqu’il n’y a plus de nouveaux entrants et donc pas de monnaie d’échanger pour acheter un éventuel vol retour… Nous nous rendons nous aussi à l’Ambassade. Non que nous voulions rentrer à tout prix mais nous voulons faire les choses correctement auprès de l’immigration. Un groupe d’une quinzaine de personnes est en bas de l’immeuble. Louise nous apprend qu’onne veut pas les laisser monter. Au bout de quelques minutes, un homme travaillant au rez-de-chaussée nous explique que nous ne pouvons pas rester… Personne ne bouge. Persuadée que nous n’aurons pas de réponse ici, nous filons vers ce que nous pensons être des bureaux physiques du service de l’immigration, à quelques rues de l’Ambassade. Mais ce ne sont que des bureaux. Toujours chargées – nous migrons vers l’appartement que nous allons louer le temps que cela se calme -, nous poursuivons notre chemin dans cette ville qui nous plaît et dans laquelle nous nous faufilons déjà avec une certaine aisance… L’heure est encore à l’insouciance modérée (je me lave quand même les mains bien plus souvent que d’habitude, même si je suis allée à bonne école – une mère infirmière – et que je m’y applique très régulièrement sans la pression du corona (ah ah).

Et puis là, après des détours, un passage à la librairie pour voir s’ils ont le livre de Mia Farlane, Footnotes to sex, et quelques photos, au beau milieu d’un carrefour, nous nous retrouvons nez à nez avec une famille française rencontrée il y a quelques semaines à Kaikoura, sur l’île du sud, et avec laquelle nous avions échangé. Eux-mêmes se retrouvent là après quelques circonvolutions inutiles. C’est inouï, le monde est tellement petit parfois – nous le vivons certes d’une autre manière en ce moment, mais quand même… Elle est étrange, cette joie inédite ressentie en rencontrant des camarades de galère ! Ils viennent de se faire gentiment mettre à la porte d’un Flight Center où ils venaient de trouver des billets d’avion retour pour le 1eravril (c’est-à-dire, avec une probabilité d’annulation élevée) sans trop savoir s’ils devaient rester, partir, rester, partir… Leur situation est encore différente : ils ont fait un échange de maison avec une famille néo-zélandaise, qui, compte tenu de la situation en France, retourne chez elle et veut donc récupérer sa maison, alors que la réciproque n’est pas possible. C’est une autre forme d’angoisse, surtout avec deux jeunes enfants. Mais cette rencontre inopinée, et heureuse, vient s’ajouter à ma liste de coïncidences me faisant de plus en plus croire que le hasard n’existe pas. Un couple – de Français, mais ai-je encore besoin de le préciser ? – rejoint notre discussion sur le bout de trottoir… Nous sommes désormais 8 à le partager. Dans quelques heures, ce regroupement sera interdit… Ils étaient à l’Ambassade d’où quelqu’un est finalement descendu car les personnes du rez-de-chaussée menaçaient d’appeler la police afin de déloger le groupuscule de français révolutionnaires… Ils « travaillent » à trouver des solutions nous relaient-ils, créent un formulaire en ligne pour recenser les personnes voulant rentrer en France, mais n’ont pas de solutions d’hébergement à proposer à ceux qui sont dans une situation délicate autre que le site sosuntoit.fr de solidarité entre Français à l’étranger, mais malheureusement saturé de demandes en Nouvelle-Zélande… Chacun finit par partir dans la direction qu’il doit suivre à court terme, non sans un échange préalable de coordonnées.

De notre côté, nous arrivons à notre refuge. Nous nous installons tranquillement, savourons la chance que nous avons d’être là puis déjeunons en écoutant le point quotidien du gouvernement annonçant les nouveaux cas du jour. Vers 14h20, nous rassemblons nos sacs, vides, pour aller faire des courses. C’est à ce moment que je découvre le message de Louise, envoyé 40 minutes plus tôt, nous apprenant que la Nouvelle-Zélande passe au stade 3 – immédiatement – puis au confinement – sous 48h. Avant-hier, nous n’en étions qu’au stade 2… La semaine dernière, nous randonnions près d’un glacier. Comment les choses peuvent-elles aller aussi vite ? Le Ministre de la Santé a annoncé l’existence de 102 cas confirmés lors de sa communication, dont deux pour lesquels l’origine de la transmission n’a pu être retracée avec certitude. Ce sont ces deux cas qui ont tout précipité car potentiellement des cas de transmission communautaire, donc hors des espaces où sont confinées les 100 autres personnes (si j’ai bien compris), donc la preuve que le virus circule peut-être dans le pays. La suite, vous la connaissez… La décision de Jacinda Ardner est d’ailleurs largement saluée. Mais nous parlerons politique plus tard (ou pas). Là, il devient urgent d’aller faire quelques courses. Nous n’avons plus rien à manger. Direction le New World. Ce nom n’offre-t-il pas des perspectives plus réjouissantes qu’un Auchan, Carrefour ou Leclerc ? Quand nous sommes arrivées à Auckland en janvier, j’avais pris une photo de l’enseigne seule avec le ciel me disant que cela pourrait toujours servir… Voilà… Une petite queue est déjà formée, on nous fait entrer au compte-goutte, dès qu’un client sort. Evidemment, c’est très étrange et décontenançant de passer, en un si court laps de temps, d’une vie quasi normale à une vie ainsi régulée. C’est notre tour. A l’intérieur du Nouveau Monde donc, tout le monde est calme. Fait ses emplettes sans empressement. Des petites mains s’affairent à remplir les rayons en continu, de telle sorte, qu’hormis le gel hydro-alcoolique en rupture de stock dans tout le pays, il ne manque rien. La PM a d’ailleurs rappelé plus tôt qu’il fallait faire ses courses normalement, qu’il ne fallait pas s’inquiéter, que tout était bien organisé. Et Jacinda Ardner, on la croit sur parole. Alors, nous faisons nos courses normalement, comme si nous étions chez nous. A ce détail près qu’il n’y a pas de Floraline ici, et que, pour moi, tant qu’il y a de la Floraline, tout va. Nous ferons donc sans et tout ira quand même.

Sur le retour, nous sentons bien que quelque chose a changé dans l’atmosphère. Ce ne sont pas seulement les embouteillages, plutôt étonnants à cette heure, mais aussi la façon dont les gens s’affairent, se regardent. Ceci dit, il en est autant qui semblent poursuivre leur route comme s’ils ne savaient pas ou que cela ne changeait rien. Nous voyons ce que nous voulons voir… Voilà, nous arrivons à notre refuge – je vais continuer à l’appeler ainsi, car c’est ce qu’il est devenu… encore plus à l’heure tardive à laquelle j’écris ces mots où un déluge s’abat sur la ville. Demain, dernier jour avant le confinement, il serait opportun que nous nous achetions chacune un pull avant que les boutiques de vêtement ne soient jugées inutiles, c’est-à-dire, après demain. Nous sommes parties avec peu de vêtements et plutôt des vêtements légers. Or, l’automne est clairement là dans ce monde à l’envers et, bientôt confinées, nous aurons besoin de chaleur…  Pas que humaine.

* Working Holiday Visa (PVT = Programme Vacances Travail en français)

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Suite à l’ascenseur émotionnel d’hier, bien géré cependant, et une arrivée nocturne mais réconfortante à Wellington, aujourd’hui dimanche, c’est relâche ! Après avoir bavardé avec quelques voyageurs plus ou moins anxieux à l’auberge, nous décidons de ne pas nous poser de questions – ce qui est plutôt une bonne chose et un vrai défi – et de laisser passer la journée tranquillement. D’autant que, de toute évidence, elle ne nous apportera pas plus de réponses. Pour l’heure, le seul fait d’être sur l’Ile du Nord, et en particulier à Wellington, la capitale, nous suffit et nous rassure (non que nous soyons inquiètes). Cela peut en effet être utile de n’être plus qu’à quelques minutes de marche de l’Ambassade, du Service d’immigration, des bureaux de compagnies aériennes, versus de vaines heures d’attente au téléphone, des dizaines de kilomètres et un Détroit à passer.

Voici donc les faits : nous sommes le 22 mars et en Nouvelle Zélande depuis le 10 janvier ; notre vol pour Paris via Singapour, initialement prévu le 30 mars après un premier changement, est annulé ; les alternatives n’existent quasiment plus – l’Australie accepte encore 2 jours les transits de moins de 8h dans sa zone internationale et ensuite, ferme tout – ; les cas augmentent en Nouvelle Zélande – 67 désormais ; il est recommandé aux Français en voyage de rentrer au pays – vos récits et les prévisions pour les prochains jours / semaines ne donnent pas vraiment envie d’insister et puis, techniquement, l’étau se resserre – mais à ceux qui le peuvent de rester ici – on parle d’interruption des vols jusqu’au 30 juin a minima. Tout cela sera encore d’actualité demain car, pour une fois depuis plusieurs jours, nous avons la sensation que le temps s’est arrêté et nous offre un peu de répit pour respirer. A moins que cela ne soit notre posture vis-à-vis des événements qui évolue…

Ceci dit, nous nous extrayons quand même de notre chambre dans l’après-midi pour tâter le pouls de la ville et récupérer la clé de l’appartement où, peut-être, nous devrons séjourner plus longtemps que prévu. Le soleil est au rendez-vous, nous avançons de façon presque insouciante. En février, lorsque nous avions découvert Wellington, les rues étaient très animées. Enfin, au moins jusqu’à 18h, heure à laquelle presque tous les commerces ferment en Nouvelle-Zélande. Voilà qui nous a décontenancées plus d’une fois d’ailleurs mais garantit, a priori, une vie extra-professionnelle plus riche et équilibrée. Aujourd’hui, les rues sont quasi désertes, tout comme les quais, nombre bars et restaurants sont fermés, les musées aussi… Le confinement n’a pourtant pas été proclamé. Seulement, les gens semblent avoir bien intégré le conseil simple donné par le gouvernement : « rester chez vous ». Nous nous disons, naïvement croyez-vous ?, que, même si le virus continue à se développer ici – ce qu’il fera assurément -, la gestion de la crise sera peut-être plus proche de ce qui a été mis en œuvre, avec succès, à Taïwan, Hong Kong ou en Corée du sud, que dans les pays latins…

En fin de journée, avant de regagner notre chambre à l’auberge de jeunesse, nous faisons une incursion dans la forêt toute proche de notre futur refuge. Histoire de prendre le vert et de humer les essences purificatrices des eucalyptus qui nous accompagnent discrètement depuis notre arrivée sur ces îles. Chaque chose en son temps. Demain arrivera bien assez vite !

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Ce qui s’est passé aujourd’hui vient parfaitement confirmer ce que j’écrivais hier… Ne pas se projeter ! Même à un jour… Nous venons d’arriver à Wellington. Avec 3 jours d’avance donc.

En fin de matinée, après avoir à nouveau parcouru les différents sites officiels (Ambassade de France en Nouvelle Zélande, Immigration, Gouvernement, compagnies aériennes, compagnie du ferry…) et continué à lire les récits de Français tentant, en vain ou à grands coûts, de s’envoler vers des cieux moins cléments mais hexagonaux par les rares voies aériennes encore ouvertes – et où ce sont finalement les mêmes informations qui s’échangent sans que l’on puisse réellement s’empêcher de les lire une énième fois -, nous avons préféré retourner plus rapidement sur l’île du Nord.

Deux éléments déclencheurs à ce twist final : un post évoquant des « rumeurs » de cessation des traversées du ferry entre les deux îles – ce qui compliquerait quand même un chouia la situation – et le discours – quotidien – de la Première Ministre à 12h n’annonçant rien de nouveau mais rappelant que tout pouvait changer du jour au lendemain. Après avoir décidé que le temps de l’errance était vraisemblablement terminé, il nous a fallu quelques minutes de plus pour acheter deux billets pour le dernier ferry du jour – demain, c’était complet et après-demain, un futur trop lointain -, réserver deux nuits à Wellington – et recevoir dans la foulée un mail de l’auberge prévenant qu’elle n’acceptait pas les personnes en quatorzaine -, appeler l’auberge où nous devions passer les deux prochaines nuits pour annuler – comme partout dans le monde, les acteurs du tourisme sont très touchés -, tout mettre dans la voiture – en vrac, nous rangerons plus tard -, puis parcourir les 134 kilomètres – un peu moins de 2h – qui nous séparent de Picton, d’où part le bateau et où nous devons être à 17h40 au plus tard, après avoir, bien sûr, rendu, par anticipation, la voiture au loueur… Ces circonstances exceptionnelles obligent à penser et à agir vite et efficacement. Fort heureusement, nous sommes en phase sur la marche à suivre. Nous quittons donc Nelson comme si nous fuyions une tornade imminente… C’est très étrange de finir ce voyage ainsi.

Nous arrivons en avance au Terminal du ferry. Avec deux sacs à dos de 50 l, un autre de 30 l, deux duvets, une tente et des petits sacs satellites de victuailles et autres ingrédients du quotidien du voyageur autonome. En récupérant nos billets, on nous dit que nous aurons presque le ferry pour nous toutes seules – c’est le milieu du week-end, il est tard, les néo-zélandais préfèrent la lumière du jour. Et pourtant, quand deux personnes – des Françaises dont l’une a réussi à trouver un vol après-demain à Auckland (11h de bus depuis Wellington) pour la Polynésie, où elle vit – se présentent pour acheter un billet, on leur explique qu’il y a de nouvelles restrictions et qu’on ne peut plus leur en vendre. Il leur faudra presque aller jusqu’aux larmes – non feintes – pour obtenir le précieux sésame malgré tout. Cet épisode délicat nous confirme toutefois que nous avons probablement bien fait de nous hâter…

A bord du ferry, il n’y a effectivement pas la foule de l’aller. On ne peut plus payer en cash – pour ne pas faire circuler de pièces -, des agents s’activent à désinfecter en continu les rambardes, fauteuils, tables… Quelques personnes portent des masques, d’autres toussent, certains vont se mettre à l’abri sur les ponts balayés par les vents. Sans être lourde, l’atmosphère est chargée. Comme à l’auberge hier soir ou ce matin. Chacun plongé dans ses questionnements et doutes. Car si, sur nos écrans tactiles, nous voyons défiler la vie de personnes confinées chez elles, ici, la configuration est diamétralement opposée puisque nous sommes tous loin de chez nous.

Je sors prendre l’air et quelques photos. Je sors aussi pour saluer l’île, dont les côtes peuvent être visibles depuis l’île du nord par temps clair. Un rien nous sépare, mais le rien fait parfois une grande différence…

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Aujourd’hui, nous avons parcouru 222 km. A longer les belles, verdoyantes et sinueuses Buller Gorge, celles-là même qui nous ont fait basculer de la West Coast à Tasman. La fin de ce voyage-là se profile. Dans trois jours, nous rendrons notre Toyota Corolla, nous nous hisserons sur le pont supérieur de l’Interislander pour dire au-revoir à cette île du sud sauvage et enchanteresse qui nous a tant émerveillées, et traverserons le Détroit de Cook pour rejoindre Wellington, la capitale, où la suite devrait être fixée. Ceci dit, ne nous projetons pas trop, nous avons vu ces derniers jours que cela n’était pas toujours pertinent et que la réalité était, pour une fois, plus rapide que l’imagination…

D’ailleurs, et c’est certainement le cas pour beaucoup, entre deux randonnées en pleine nature, tous les scenarii de films et romans d’anticipation apocalyptiques, post-apocalyptiques, de virus, de zombies nous reviennent à l’esprit comme un boomerang bien maîtrisé. Nous en parlons avec détachement et amusement en plein jour, tant et si bien qu’au petit matin, nous oublions presque que tout cela est bien réel. L’update se fait rapidement, et avec lui, les questions en suspens remontent à la surface. Notre réalité pourrait-elle rejoindre ces fictions-là ? Et puis, à une échelle plus individuelle : qu’allons-nous pouvoir faire ? Géographiquement parlant, j’entends. Partir, rester ? Ce n’est toujours pas réglé. Ce n’est pas une angoisse non plus. Juste une incertitude parmi d’autres.

Quoi qu’il en soit, souvent, en sillonnant cette île, avant même que le virus ne vienne occuper une partie de nos pensées et discussions, nous avons eu le sentiment d’être au bout du monde, ou plutôt à la fin du monde, ou peut-être après le monde. Voyez un peu… L’île du Sud, c’est 1 135 500 personnes (chiffre 2018) vivant sur un territoire d’un peu moins d’un quart de la France soit 7,5 habitants au km2… Combien de kilomètres avons-nous parcouru sans apercevoir âme qui vive hormis des vaches et des moutons ? A n’entendre que le chant des oiseaux ? Combien de bâtisses effondrées sur les bas côtés ? De villages à moitié abandonnés ? D’habitats bricolés, rafistolés, rouillés, comme s’ils avaient été érigés après la grande vague, à partir de ce qui avait résisté… Comme si, sans le savoir, nous avions déjà traversé un futur potentiel.

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Hokitika ! Le nom de certains sites et villes néo-zélandaises résonne comme des gouttes de pluie sur un tambour… Je suis à Hokitika, petite ville de la côte ouest de l’île du sud quand le confinement débute en France. A admirer le coucher de soleil sur la Mer de Tasman. J’ai beau être sur une île, je n’en ai pas vu tant que cela depuis mon arrivée et cela me manquait.

Je dois admettre que celui-ci a une saveur particulière.  Impossible de ne pas penser à tous ceux – en particulier, famille et amis – qui, en quelques heures, ont perdu la possibilité de se déplacer librement. Je pense à eux, je pense à vous, en nous regardant, nous, de ce côté du monde, libres, face à l’immensité de la mer, observer, sans oser tourner la tête une seconde de peur d’en rater un bout, la descente inéluctable et imperturbable de l’astre du jour sur l’horizon. J’ai l’impression que, ce soir, nous le regardons différemment, ce petit cercle jaune. Avec une joie, un émerveillement, une gratitude décuplés, mais aussi une pointe de nostalgie, de mélancolie – beaucoup de ces silhouettes anonymes sont des voyageurs de passage. Avec cette conscience aiguë et peut-être nouvelle que tout peut basculer du jour au lendemain. Que tout a déjà basculé, ailleurs. Qu’ici, ce n’est peut-être qu’une question de temps. Ou pas. On ne sait pas. On  ne peut pas savoir. On ne peut pas pré-voir. Reste que, dans ce nouveau monde plein d’incertitudes, il est rassurant de savoir que, quoi qu’il se passe, le soleil se couche et se lève, même si on ne le voit pas toujours…

Sinon, la Nouvelle Zélande vient de fermer ses frontières à tous les étrangers.

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Le 11 janvier, lorsque j’ai pris cette photo, m’amusant de constater que Paris était la ville la plus éloignée d’Auckland parmi toutes celles listées, je ne me doutais pas que 65 jours plus tard, cette distance inédite entre mon toit et moi serait à la fois un avantage et un inconvénient…

Je suis en Nouvelle Zélande depuis le 10 janvier, après une poignée – saine – de jours passée à Singapour, histoire de couper le trajet en deux et de découvrir une nouvelle ville. Je devais en partir le 29 mars pour une courte semaine à Buenos Aires – mêmes raisons – avant de retrouver un Paris printanier et du bon pain. Un tour du monde d’une certaine manière, avec, en prime, le passage de la ligne – virtuelle il va s’en dire – de changement de jour, me faisant arriver à Buenos Aires avant même de partir d’Auckland. Tout est relatif, évidemment…

Mais cette étrangeté temporelle n’aura pas lieu. En tout cas, pas maintenant. Puisque, et c’est le premier impact du coronavirus sur ma petite vie, les vols ont été suspendus la semaine dernière entre l’Argentine et la France.  La Nouvelle Zélande, au bout du monde donc, a longtemps été épargnée par le virus. De telle sorte que depuis 65 jours, un peu moins en réalité car tout s’est accéléré ce week-end, vue d’ici, cette pandémie est restée très abstraite, voire quasi irréelle. C’est très étrange d’être à un endroit où la vie poursuit tranquillement son chemin alors que partout ailleurs le chaos semble gagner du terrain de jour en jour. Le tout, avec 12h de décalage horaire.

Ceci étant dit, la trêve est peut-être finie. Alors que la France est confinée pour au moins 15 jours depuis mardi, que l’Europe ferme ses frontières pour 30 jours, la Nouvelle Zélande – où les cas commencent à se multiplier malgré tout – impose une quarantaine à tous les arrivants et la quitter est de plus en plus difficile (vols annulés, connexions plus assurées…). Il se pourrait même que la liaison maritime entre l’île du sud – où je suis – et l’île du nord – d’où je suis sensée partir le 30 mars (mais je ne suis pas certaine de le vouloir) – soit interrompue… Et puis, la Nouvelle Zélande n’étant pas considérée comme un pays à risque, aucun rapatriement n’est prévu pour le moment. Bref, je ne suis pas en confinement. Je suis juste sur une île, d’une incroyable beauté, à 18 850 km de Paris et je ne sais ni quand ni comment je vais pouvoir y retourner…

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Barro, c’est fini ! Ma série Humberstone est au bout du rouleau mais bien au chaud !

Après avoir réalisé plusieurs expositions personnelles et collectives, BarrObjectif était finalement mon premier festival… Jusqu’à présent, je n’osais pas trop… C’est souvent bête les freins que l’on se met soi-même.

Je tenais à nouveau à remercier toute l’équipe bénévole du Festival BarrObjectif qui a fait un travail incroyable, à tous les niveaux, pour que ce 20e festival soit une réussite totale ! Et il ne laisse en effet personne indifférent tant les travaux présentés sont puissants et remuants. Un face à face avec la réalité qui n’est pas toujours facile à gérer, mais qui est plus que salutaire pour qui veut connaître un peu plus le pouls de la planète…

Quant à moi, j’ai déjà évoqué sur mon profil FB (que j’alimente plus que ce site depuis un an) mon bonheur en découvrant, tirée en grand grand, ma série Humberstone KNO3 E252, plantée dans une prairie, derrière un petit muret, le long d’un chemin faisant la transition entre deux espaces très forts, pouvant ainsi faire office de mini sas de décompression (ce que l’on m’a dit à plusieurs reprises). Je ne pouvais rêver mieux…

Contrairement à la plupart de mes expositions ayant eu lieu à Paris, donc, avec beaucoup de têtes connues parmi les visiteurs, à Barro, c’était l’inconnu total et c’est aussi une grande chance que de pouvoir s’exposer à de tout nouveaux regards. Je me suis donc plantée là, devant mon mur, pendant 3 jours, du matin au soir, pour rencontrer les visiteurs (ce qui inclut les scolaires du primaire au lycée, et une improbable interview sur ma perception de la folie – vous avez 5′ 🙂 ), leur raconter l’histoire de cette ville abandonnée, le contexte dans lequel elle s’inscrivait et la réflexion personnelle dont elle était une trace éphémère, et répondre à leur principale question sur la couleur de la série…

J’ai adoré répéter cette histoire des dizaines et des dizaines de fois, j’ai eu des échanges très émouvants avec beaucoup de personnes, je me suis sentie tellement chanceuse et gâtée lorsque, en m’écoutant, un beau et large sourire – celui des yeux, celui de la bouche – se dessinait progressivement sur leur visage. Quel bonheur ! Merci à vous, chers anonymes, de vous être ainsi arrêtés sur mon chemin et de m’avoir transmis, par vos émotions spontanées, une énergie incroyable pour la suite !

Bref, même si je n’ai jamais interprété Edith tout en imitant souvent le piaf, merci la vie 🙂

Et bon début de semaine à tous !

Vous pouvez voir l’intégralité de la série ici et aussi me commander le livret qui reprend toutes les images en me contactant par mail. Bien évidemment, si vous aviez envie d’accrocher une de ces images sur un mur de votre salon, c’est aussi possible…

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L'unité nationale

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La nuit tombe tôt quand on est à l’hôpital même si le soleil est encore bien au-dessus de l’horizon. Il est environ 21h mercredi lorsque je me cale sous mes draps pour laisser le sommeil m’envahir. J’en ai des heures et des heures à rattraper – ce qui est mauvais pour ma santé, en particulier pour mon cerveau -. L’opération du jour m’a achevée – tout en me sauvant ! -. Et puis, je n’ai aucune envie d’absorber de nouvelles informations, de m’enquérir de l’état du monde, de plonger dans l’imaginaire d’un tiers – a fortiori, de lire -. J’ai simplement besoin de passer le temps avec lui, à son rythme, sans m’agiter – ce dont je suis d’ailleurs bien incapable. Mais si ma première nuit est marquée par une douleur lancinante que les médicaments diffusés au goutte à goutte toutes les 4h ne font pas vraiment disparaître, cette deuxième nuit post-opératoire est le théâtre de visions extraordinaires, inédites, mystérieuses, étranges sans être vraiment inquiétantes.

Je ne sais pas si je dors ou si je suis éveillée, sûrement un peu des deux. J’ai les yeux fermés. Et je ne reconnais pas tout de suite les images qui se présentent à moi dans cette semi-obscurité. Au quotidien, je me balade beaucoup mentalement dans mes images. Une sorte de tourisme local, interne et intérieur qui n’a parfois pas d’autre but que de revivre un moment, un instant. Je ne sais pas exactement comment tout cela est organisé dans mon cerveau mais, en quête d’une image particulière – ce qui est souvent le cas dans le cadre de la création de mes duos photo-textuels -, je réussis à me reconnecter à un événement préalablement identifié comme répondant potentiellement à ma requête, à passer en revue les images que j’ai produites à cette occasion et à retrouver celle à laquelle j’ai pensé pour mon article. Il me suffit alors d’aller la chercher dans mon disque dur et le tour est joué.

Mais là, je suis totalement perdue. Je sens mes yeux bouger sous mes paupières fermées comme pour mieux prendre la mesure de ce qui se présente à eux. Des images composites. Un mélange extrêmement complexe, confus, hétérogène d’images, de représentations, d’incarnations entrelacées est là, sous mes yeux. Je réalise progressivement que ce ne sont pas les miennes même si j’ai pourtant l’impression d’en discerner quelques unes dans l’ensemble. Puis je reconnais un visage d’un tableau de Rembrandt. Et j’ai l’impression de voir un bout du Radeau de la Méduse, le chef d’oeuvre de Géricault. Là, un entrelacs de corps amalgamés indissociables fossilisés noirs comme carbonisés – je les associe à des images de Pompéi que j’aurais pu voir même si les corps pétrifiés conservés sont clairs. Ici, une sculpture de l’Antiquité, là encore, une peinture impressionniste… Et des gens qui me regardent d’en haut. D’inhabituels gros plans. Des gens de partout, de toutes les époques, qui sont penchés vers moi et me regardent fixement. L’expression de leurs visages est ambiguë, je n’arrive pas à savoir ce qu’ils « pensent » : ils semblent à la fois soucieux, curieux, et totalement désintéressés. Il y a aussi, comme dans les représentations associées aux expériences de mort imminente sans que je ne sois en danger pour autant, des rangées de silhouettes indéfinies et anonymes éclairées de dos par une puissante lumière… Je me dis que ce n’est pas possible, que je suis en train de construire cette image-là tant cela semble télescopé et un peu gros compte tenu de mon état.

Tout est incroyablement superposé, tout est brouillé, tout est plus ou moins transparent. Je me promène ainsi dans ce musée intérieur auquel je n’ai jamais eu accès auparavant avec une réelle curiosité et fais l’hypothèse que toutes ces images qui, tout d’un coup ressurgissent à la faveur d’un savant mélange de Trachrium, de Propofol et de Sulfinta, pourraient être celles de ma base de données interne, mélangeant allègrement les images que j’ai moi-même prises au cours de ma vie et toutes celles que j’ai enregistrées – dans les musées que j’ai arpentés, dans les villes que j’ai traversées, dans les films que j’ai vus -, a minima, celles qui m’ont marquée profondément…

Là, couchée dans mon lit, je me dis que tout ce que nous voyons au cours de notre vie ne s’oublie pas réellement mais va se loger quelque part, au tréfonds de notre mémoire et peut remonter à la surface comme ça, non pas vraiment comme ça, et peut remonter à la surface dans certaines circonstances particulières donc. Je me demande si, d’ordinaire, il est quand même possible d’aller les chercher. Je crois que j’ouvre parfois les yeux pour m’assurer que je ne rêve pas, avant de les refermer et de retomber sur ces compositions alambiquées. Je n’ai pas peur, mais quand même, je suis consciente que l’iconographie qui se présente à moi est bien plus sombre, obscure, d’une certaine manière gothique, que l’univers graphique et visuel que je construis au fil des années.

Puis, face à ce maëlstrom statique, je me hasarde à aller chercher une de mes propres images. Je creuse, je creuse encore et encore. J’ai la sensation d’être dans une jungle impénétrable, où je n’arrive pas à avancer malgré mes coups de machette pour me frayer un chemin. Je ne vois rien, je ne retrouve rien et pourtant, je sais que j’ai plusieurs dizaines de milliers de photos en tête, qu’elles sont là quelque part, qu’encore hier, il me suffisait de penser à l’une d’elles pour la retrouver et l’isoler. J’ai l’impression que quelqu’un est entré dans ma tête, a poussé la porte de ma bibliothèque, s’est approché des tiroirs dans lesquels tout était parfaitement bien rangé – je ne sais pas par quel miracle d’ailleurs -, a tout vidé à terre puis tout mélangé. Voilà, j’ai l’étrange sensation d’avoir perdu le fil de ma chronologie, d’avoir perdu le lien avec mes photographies. Je me dis que ce n’est pas possible, même que c’est impensable, je ne peux pas perdre ce lien avec mon histoire. Car il s’agit bien de cela, d’une forme d’autobiographie. Je me concentre alors sur une image simple – la mer, l’horizon, un ciel bleu -, je n’y arrive pas. Le trio est bien là, mais devant, derrière, il y a des dizaines d’autres images parcellaires qui ne m’appartiennent pas. Ce que je vois est tramé, impur… et je suis incapable de « nettoyer » l’image. Je ne veux pas stresser inutilement, je me doute bien qu’une anesthésie générale n’est pas neutre et peut s’accompagner de troubles passagers. Je m’endors. Je me dis qu’au réveil, tout sera comme avant. Et qu’au pire, je réapprendrai toutes mes photos. Cela me prendra du temps, mais j’y arriverai. 

Le lendemain, le jeudi donc, je vérifie à différents moments de la journée en fermant les yeux, puis en partant à la recherche d’une photo précise. A chaque fois, je me retrouve confrontée à un mur d’images tissées les unes aux autres et sans ouverture. La nuit venue, rebelote avec de nouvelles créations mémorielles que je qualifierais d’hybrides. Hybrides dans le sens où semblent fusionner des images réelles – issues de souvenirs – et des représentations – photo, tableau, sculpture, publicité…  -. Un corps mi-photo-mi-tableau ou mi-sculpture par exemple. Cette nuit-là, j’ai aussi la sensation que mon oeil gauche et mon oeil droit voient des choses différentes et totalement déconnectées. Artistiquement, c’est absolument fascinant et je me demande déjà comment recréer ces images, mais j’avoue que je commence à angoisser un peu. D’autant que des centaines d’êtres de terre et de racines viennent occuper mon champ visuel et qu’un large tronc sombre me regarde de si près que je crois être collée à lui ! Où sont passées mes photos ? A l’instar du manque de chance, l’oubli, pour un photographe, c’est une faute professionnelle !

Le vendredi matin, j’ose, en masquant mon inquiétude embryonnaire, en toucher un mot à l’une des infirmières de passage : « Dites, l’anesthésie générale, ça donne des visions ? » « Oui, c’est possible ! Un monsieur voyait des chiffres sur les murs… Vous voyez quoi ? » Je résume. « Ah oui… Je vais le noter. » Bien. J’aurais espéré plus. Les troubles persistent encore une poignée de jours, tout en diminuant heureusement progressivement, mais je crois qu’à l’heure d’aujourd’hui, tout n’est pas encore réellement comme avant…  A moins qu’avant n’ait jamais vraiment existé…

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Ceci est (encore) mon corps

Je ne suis pas épilée ! C’est bizarrement l’une des premières choses à laquelle je pense en comprenant que je vais être hospitalisée. Le poil, cet ennemi intime de la femme (et de plus en plus de l’homme). Comme si un corps lisse, imberbe était plus beau, plus propre, plus pur, moins… animal. Et qu’a fortiori, le poil – pourtant essentiel à bien des égards pour notre bonne santé – incarne la négligence, le laisser-aller. Ce rapport au poil est culturel, sociétal et évolue de façon cyclique même si, a priori, les yeti n’auront jamais la cote.

Ceci étant dit, une fois sur mon brancard et shootée, je zappe naturellement ce détail de mon anatomie. Ce n’est pas comme s’il y avait des alternatives. Je zappe donc quand une infirmière m’aide à me déshabiller pour revêtir ma blouse bleue fesses à l’air ; je zappe aussi quand, 1h30 avant l’opération, une aide soignante me rase le pubis – « vous pouvez écarter un peu s’il vous plaît ? » – ; je zappe encore quand, les trois premières nuits, des infirmières viennent, à ma demande car je ne peux me lever, placer la bassine urinaire sous mon bassin puis la récupérer ; je zappe à nouveau lorsqu’une autre infirmière me fait partiellement ma toilette le lendemain de l’opération et m’aide à m’habiller ; je zappe que des inconnues me touchent ; je finis par zapper le fait qu’à chaque fois, ayant mes règles cette semaine-là donc, toutes ces personnes défilant dans ma chambre – équipe de jour, équipe de nuit – sont aussi confrontées à une serviette hygiénique imprégnée de mon sang… En quelques heures, j’oublie que je suis aussi un corps et même un corps plutôt pudique. J’accepte que mon corps se mue en enveloppe universelle, deux bras – l’un pour la perfusion, l’autre pour les prises de sang un jour sur deux -, deux jambes, une tête, un tronc. J’accepte de ne pas savoir exactement ce qui s’est passé avec mon corps pendant l’opération : on m’incise en plusieurs points, on me gonfle le ventre avec du gaz carbonique, on fait passer une caméra, des ciseaux, des pinces, un système d’irrigation-lavage-aspiration, on me glisse deux drains de Redon dans les entrailles pour continuer à évacuer l’infection après l’opération, on m’agrafe, on me panse, on me « strippe », on me relie à des récipients, des antibiotiques, des antidouleurs… Bon, j’en sais déjà beaucoup finalement. 

J’accepte ainsi que mon corps soit abordé comme un « objet » même si tout le monde est très prévenant avec lui et très respectueux de mon intimité. Je repense aux deux fois où j’ai posé nue pour un photographe (le même) – dont une fois entièrement recouverte de maquillage – et où j’avais été très étonnée de me sentir aussi à l’aise. Je repense aussi à la fois où j’ai refusé de poser nue pour un peintre car je trouvais ambigu le regard qu’il posait sur mon corps alors habillé. Tout est une question de regard justement. Et celui que portent les soignants sur les corps des patients dont ils prennent soin est évidemment – et heureusement – distancié, « désentimentalisé ». Il n’empêche, cette sensation, même temporaire, que mon corps ne m’appartient plus totalement, que je n’en suis pas vraiment maître, est très étrange et un brin perturbante. 

Une autre sensation fait son apparition après l’opération, parallèlement à la réappropriation progressive de mon corps, et avec elle, le retour d’une certaine pudeur. Celle d’être un corps machine. Aujourd’hui, je dirais l’inverse, de machine corps, simplement pour une question de chronologie. Le corps ne précède-t-il pas la machine ? Bref. Dès le mercredi après-midi, encore dans la brume de mon cocktail anesthésique qui me réservera quelques surprises la nuit venue et alors qu’une infirmière me fait passer de la salle de réanimation à ma chambre, mon corps, soigné donc, doit se remettre en marche. Certaines étapes physiologiques sont à respecter avant de pouvoir passer aux suivantes. En l’occurrence, pour boire puis manger à nouveau – mon dernier vrai repas remonte à dimanche soir -, mon transit doit retrouver son chemin habituel. Concrètement, je dois expulser le reste d’air que l’on m’a injecté pendant l’opération. C’est pourquoi, dès lors, chaque passage d’infirmière se conclut par cette question devenue gimmick : « avez-vous eu des gaz ? ». Je comprends donc que mon salut « gastronomique » dépend désormais de ma capacité à péter. Que cette information-là est même précieuse. Et que, à l’instar des poils, je ne dois pas la cacher. J’attends donc avec une certaine fébrilité que mon corps estime qu’il est grand temps de se relâcher et fasse le nécessaire. Je chéris presque mes douleurs intestinales, signes qu’il se trame quelque chose en mon for intérieur. Et, en cette fin de jeudi, à 20h03, après de nombreuses fausses alertes-joies pendant la journée, alors que je suis seule dans ma chambre, enfin, je pète. Non pas une, ni deux, ni trois fois mais cinq fois ! Je suis allongée dans mon lit d’hôpital, je viens de péter, je me marre toute seule, je suis une femme heureuse. Tellement que j’en informe ma famille par pigeon voyageur et qu’en retour, l’on me félicite même. C’est de fait avec une certaine fierté que j’annonce à l’infirmière qui vient prendre mes constantes en début de soirée que j’ai eu des gaz, que je l’entends me confirmer que c’est une bonne nouvelle qu’elle va inscrire dans mon dossier – vous rendez vous compte : ces premiers pets libérateurs figurent dans mon dossier médical ! -. Imaginez ma satisfaction en en informant une autre, un peu plus tard, que je suis également allée à la selle (on ne dit évidemment pas « caca » entre adultes)… 

Récompense ultime de ce retour du transit : à 7h45 pétantes, au petit déjeuner, vendredi, j’ai droit à un thé ; à 11h45 pétantes, au déjeuner, vendredi, j’ai droit à un bouillon ; à 17h45 pétantes, au dîner, vendredi, j’ai droit à une tranche de jambon, une endive amère, deux biscottes, une confiture pomme-coings et un morceau de fromage. Bref, le luxe ! Nous sommes décidément bien peu de choses. Je le savais mais ne l’avais pas encore expérimenté de cette façon…

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