Il fait nuit tôt à Wellington. 17h46 aujourd’hui. Quelques étoiles nageaient dans le ciel immense avant même que le soleil ne disparaisse totalement. Mais Vénus était la première reine de la nuit à faire sa sortie. Oui, je sais, c’est une planète… En France, vous pouvez aussi la voir en ce moment. Je trouve ça magique – bien sûr, ça ne l’est pas – qu’en étant si loin les uns des autres, nous puissions tout de même voir briller Vénus en même temps, ou presque ! Tout d’un coup, c’est comme si l’univers se recroquevillait sur lui-même pour nous rapprocher encore plus.
Le soir, à Wellington, on voit donc les étoiles dans le ciel. Beaucoup. J’ai même cru voir l’ombre de la voie lactée tout à l’heure, en rentrant de notre promenade, encore plus tardive qu’hier. Cela nous a permis de découvrir, d’en haut, la ville dans son costume de nuit. Il était temps ! Je ne sais s’il en est toujours ainsi ici, ou si c’est une conséquence heureuse de la baisse de pollution de l’air. Mais pouvoir voir les étoiles depuis une ville ne devrait pas être un privilège…
Sinon, le départ se prépare, lentement mais sûrement. Evidemment, c’est un peu ce qui occupe nos esprits en ce moment. Des choses très terre à terre – c’est donc d’autant plus important de pouvoir voir les étoiles le soir. Ranger, nettoyer, prévoir la suite. Par exemple, on nous suggère vivement de nous procurer des masques. Nous espérons en trouver demain dans une pharmacie où, a priori, ils en avaient encore la semaine passée. Et sinon, nous choisirons l’un des tutos transmis ces derniers jours pour transformer nos chaussettes ou foulard en masque de fortune !
Ce matin, en cherchant des précisions sur le déroulement de notre vol sur le groupe FB des Français en NZ – une vraie mine d’informations, plus complète que les canaux officiels ces dernières semaines –, j’ai appris que notre avion devrait s’arrêter à Perth (Australie) puis Doha (Qatar) pour deux escales techniques et de changement d’équipe. Escales pendant lesquelles nous ne pourrons pas sortir. D’un côté, c’est rassurant : personne d’autre ne montera dans cet espace ultra confiné où nous ne savons pas encore si nous serons les uns sur les autres, ou espacés d’un siège. Partir de Nouvelle Zélande, où la circulation du virus a donc été limitée, se révèle être un avantage dans ces circonstances : a priori, probabilité faible que quelqu’un soit contaminé… De l’autre, cela signifie aussi que nous nous apprêtons à passer 28h dans un avion. A ce stade, je ne compte même plus le vol intérieur du matin pour rejoindre Christchurch. Cela risque d’être un peu long… C’est sûr, les hublots, ça ne s’ouvre pas ?
Et puis, nous avons aussi décidé de rentrer chez nous. Et non d’aller finir le confinement en un lieu moins urbanisé comme nous l’avions envisagé pendant 36h. J’irai simplement coller des photos de paysages sur les immeubles ou les trottoirs pour avoir l’impression d’être un peu plus entourée de nature. Mais mon imprimante est cassée. Des dessins alors ? Une solution, je trouverai !
Nouvelle nuit hachée sans faucheur de choux ni branches d’olivier trop câlines, mais heures heureusement rattrapées au petit matin. Hier, en fin de journée, une fois passée l’émotion ambiguë déclenchée par le mail de l’Ambassade nous apprenant que nous étions inscrites sur le vol du 21 avril et que nous pouvions d’ores et déjà organiser notre trajet jusqu’à Christchurch, la nouvelle était digérée. Ou presque. Un choix est un choix. Inutile de se torturer l’esprit en se demandant, a posteriori, si nous avons fait le bon. A la rigueur, nous pourrons peut-être en savoir plus lundi, lorsque le gouvernement néo-zélandais présentera son plan pour l’après 22 avril. Voire plus tardivement encore, début juin, en approchant de la date de notre retour théorique. Mais, au final, ce ne sera plus important.
Je réalise en écrivant cela à quel point j’ai avancé sur cette question. Il faut avouer que je ne suis pas très douée avec les choix. Aussitôt faits aussitôt remis en question. Et puis, j’ai toujours cru que je pouvais tout embrasser – ce qui n’est pas très réaliste et rejoint mon histoire de temps et de valise métaphorique d’il y a quelques jours. Voilà qui me rappelle en tout cas une petite phrase du philosophe Patrick Viveret, que j’avais mise de côté il y a quelques années, car, il était alors important que je l’assimile : « il faut accepter de ne pas tout vivre mais de vivre intensément » (1). Etant entendu que je me sentais plus concernée par la première partie que la seconde.
Ceci dit, peut-être, un monde parallèle avec une autre moi et une autre Coralie ayant décidé de rester à Wellington le temps de voir a-t-il déjà émergé quelque part dans l’univers. N’est-ce pas, grossièrement, ce que stipule la physique quantique ? Que tous les possibles existent parallèlement ? Et peut-être qu’en empruntant un trou de ver – schématiquement encore, des trous noirs avec une sortie –, je pourrais même aller voir ce qui s’y passe ? Bref, je m’emballe ! Je ne sais même pas où trouver un trou de ver…
Donc, nous rentrons. Mercredi, nous serons à Paris. C’est étrange de se dire cela. C’est étrange d’utiliser le futur et non pas le conditionnel. C’est étrange comme la résolution d’une question appelle, en fait, de nouvelles questions. Comment allons-nous rentrer chez nous ? En RER, en taxi ? On nous a dit : « choisissez bien votre lieu de confinement ! ». Pouvons-nous le finir ailleurs que chez nous ? Et si oui, avons-nous un temps limité pour atteindre ce potentiel autre lieu ou devons-nous nous y rendre dans la foulée de notre arrivée à Roissy ? Et dans ce cas, comment y aller ? Y a-t-il des trains, des avions ? Et puis, pourrions-nous tout de même passer chez nous avant pour récupérer deux trois choses et changer notre « garde-robe » ? Mais surtout, est-ce vraiment une bonne idée ? Ne serait-ce pas mieux, tout de même, d’être chez nous, enfin ? Si le confinement s’arrête réellement le 11 mai, cela ira, même si mon isodistance – de fait, j’ai regardé à quoi elle ressemblait – n’intègre absolument aucun espace vert – enfin, il y a le cimetière mais ce n’est pas le Père Lachaise. Je me dis, tant pis, je ferai le tour du parc, comme ces joggeurs qui courent autour du Jardin du Luxembourg, sur le trottoir extérieur, après sa fermeture. J’ai toujours trouvé cela un peu bizarre. Si le confinement devait se prolonger au-delà, allez savoir… Mais personne ne sait ! Ah ah ah ! Les mêmes interrogations finalement ! Nous avons encore deux jours pour nous décider puisque nous devons remplir, avant l’embarquement, une « Attestation de déplacement international dérogatoire vers la France Métropolitaine » en y inscrivant notre adresse, j’imagine notre lieu de confinement. Celle-là même qui nous permettra de nous déplacer en toute légalité en arrivant, la case « j’étais coincée à l’étranger, je rentre juste, je ne sais pas si j’ai bien fait ! » n’étant pas prévue dans le formulaire classique. Je m’inquiète de cela comme si j’avais toujours vécu aux portes de la nature alors que non. Je suis une citadine qui traversait Paris à pieds 3-4 fois par semaine. C’est étrange. Et puis, j’ai déjà deux idées de projets artistiques si jamais nous confinons chez nous !
De fait, aujourd’hui, notre balade, tardive et longue, avait une autre saveur. Nous sommes remontées au lookout du Mont Victoria pour voir la ville, d’en haut, encore et encore. Il y avait plus de monde que d’habitude et Wellington elle-même était un peu plus bruyante que les jours précédents : l’absence de nouveaux cas depuis plusieurs jours, l’espoir – voire la certitude – de passer en alerte de niveau 3 lundi, le week-end, le beau temps même si venteux ont sans doute contribué à relâcher un peu la pression… Certainement, l’atmosphère était différente. Ou alors, ai-je voulu la voir différente, car pour moi, cette ascension était différente… Avant de redescendre par la ville et de regagner notre antre temporaire, je me suis tournée à nouveau vers cette sculpture maorie haute perchée qui m’avait accueillie en février. A elle aussi, j’avais envie de dire au-revoir ! C’est la dernière photo que j’ai faite aujourd’hui, ma batterie s’éteignant juste après, et celle, de rechange, que j’avais dans mon sac, étant elle-même vide (ce qui ne m’est pas arrivé de tout le séjour). Clap de fin ! Heureusement, Vénus était dans le ciel ! Ça recharge toutes les batteries !
Et sans hamac ! 8 nouveaux cas confirmés et probables pour la journée d’hier. La descente se poursuit, c’est une excellente nouvelle pour le pays ! Et pourtant, nous sommes toujours dans l’expectative. « Attitude d’une personne ou d’un groupe de personnes, qui attend prudemment et attentivement qu’un parti sûr se présente pour s’engager et agir » selon le CNRTL (1). « Parti sûr »… Voilà qui vient se heurter à ce qui qualifie le temps présent, à savoir l’incertitude.
Pour cette dernière, la même source annonce : « impossibilité dans laquelle est une personne de connaître ou de prévoir un fait, un événement qui la concerne; sentiment de précarité qui en résulte ». J’ai vérifié, je n’ai jamais autant utilisé et de façon si rapprochée, les mots « incertitude » et « impression » que depuis le début de ce récit de (non) confinée. D’une part, nous ne savons pas ; d’autre part, nous ne sommes pas totalement sûrs de ce que nous percevons non plus. Cela me rappelle toutes ces fois où j’ai marché dans la brume sans voir où me conduisait le chemin sur lequel j’étais ni ce qu’il y avait autour…
Je m’en remets à nouveau à Edgar Morin qui répondait au journaliste du Journal du CNRS (2) que « nous devons apprendre à accepter [les incertitudes] et à vivre avec elles, alors que notre civilisation nous a inculqué le besoin de certitudes toujours plus nombreuses sur le futur, souvent illusoires, parfois frivoles, quand on nous a décrit avec précision ce qui va nous arriver en 2025 ! L’arrivée de ce virus doit nous rappeler que l’incertitude reste un élément inexpugnable de la condition humaine. (…) Nous essayons de nous entourer d’un maximum de certitudes, mais vivre, c’est naviguer dans une mer d’incertitudes, à travers des îlots et des archipels de certitudes sur lesquels on se ravitaille… ».
En temps normal, je ne suis pas en quête de certitudes, j’ai bien conscience que tout est possible et que la vie prend souvent des chemins inattendus. En temps anormal, je ne suis pas plus en quête de certitudes, mais force est de constater que certaines – pas beaucoup hein, juste une ou deux – pourraient être utiles voire salutaires. Par exemple : notre vol de début juin via Singapour sera-t-il maintenu ?
C’est une question que nous nous posons tous les jours sans avoir de réponse, sans savoir quand nous aurons une réponse sûre, sans savoir quand nous pourrons reprendre un avion si jamais ce troisième vol de retour en France était annulé. Car, pour l’heure, le gouvernement n’a pas partagé ses décisions quant à la porosité de ses frontières. Nous avons compris qu’elles n’étaient pas prêtes d’être ré-ouvertes aux étrangers mais que ceux qui voudraient partir pourraient le faire. En même temps, rien d’officiel pour le moment. Et puis, encore faut-il qu’il y ait des avions, que les escales et transits soient de nouveau autorisés. Encore faut-il que des compagnies aériennes acceptent de voler vers des destinations presque à vide – puisque personne, hormis les kiwis, ne pourrait venir en Nouvelle Zélande et ils ne sont peut-être pas des milliers à vouloir le faire. Et j’oublie l’espace Schengen susceptible, lui aussi, d’être verrouillé…
Si nous étions sûres que ce vol Auckland – Singapour – Paris allait partir, alors, nous aurions réagi différemment hier soir, en découvrant le mail de l’Ambassade de France en Nouvelle Zélande. Elle annonce un deuxième vol depuis Christchurch sur l’Île du Sud le 21 avril, précisant à l’occasion que ce sera le dernier. Qu’après le 21, chacun devra rentrer par ses propres moyens via les vols commerciaux. Sur lesquels nous n’avons donc aucune certitude… Or, à un moment, il nous faudra tout de même rentrer. De façon certaine. Si je suis mon propre patron – enfin, je ne sers pas à grand chose en ce moment, mais cela me donne au moins la liberté de croire que je peux travailler d’où je veux –, ce n’est pas le cas de Coralie. Et la patience a toujours ses limites, sauf chez les grands sages que ne sont pas toujours les RH.
« Alors, quoi, on s’inscrit ? Quand même, elle n’est pas optimale la com’ de l’Ambassade, à n’avoir pas pu dire combien de vols (en tout 4, 2 depuis Auckland dont un réservé aux personnes les plus fragiles et l’autre inaccessible puisque vol intérieur complet, pas de bus, pas de train ; 2 depuis Christchurch dont celui du 21) seraient organisés et jusqu’à quand, à peu près – ils ne savaient sans doute pas ; ni qu’il n’y en aurait pas depuis la capitale ; et comme ça, t’envoyer un mail où est écrit en gras et en rouge que youhou c’est le dernier et qu’il part de Christchurch (à 450 km de Wellington, sur l’autre île). On essaye de l’avoir ce vol ou on croise les doigts pour que celui que nous avons réservé ne soit pas annulé – dans l’histoire de l’humanité, je ne suis pas sûre de trouver de preuve que le croisement de doigts ait déjà eu une quelconque influence sur les décisions prises par les compagnies aériennes ou qui que ce soit d’autre d’ailleurs ? Oui mais, s’il est annulé ? Et si lundi, le gouvernement annonce fermer ses frontières pour un an ? Oui, je sais, mais on ne peut pas savoir ! Oui mais c’est aujourd’hui qu’il faut choisir. Mais « ils » – nous ne savons pas trop qui « ils » sont d’ailleurs – ne vont pas laisser les gens – les étrangers ayant un billet retour – comme ça ! On ne sait pas. »
Bref, après une nuit mouvementée – avec entre autres, un réveil à 4h du matin par les grattements répétés et acharnés de la bête qui avait déjà creusé dans la terre du jardinet de la courette, à l’endroit même où devraient pousser des choux de Bruxelles !, bête qui, après ouverture de la fenêtre et balayage systématique à la frontale, s’est révélée être un ensemble de branches de l’olivier poussées par le vent sur la façade ! –, ce matin, nous avons décidé de nous inscrire sur ce vol.
Oui… Mais bon, cela ne signifie pas pour autant que nous avons des certitudes, même pas une, entre les mains. Car s’inscrire ne signifie pas « être pris ». Je ne sais pas trop comment l’écrire, je n’ai pas compris quels étaient les critères de sélection de l’Ambassade. Car tous les inscrits ne pourront pas partir a priori. Et puis, maintenant que nous sommes inscrites, nous devons nous attendre à n’avoir la réponse de l’Ambassade que la veille ou l’avant-veille du départ… Ce qui est sans doute un temps incompressible pour statuer sur les dossiers, mais qui n’est pas hyper pratique. Surtout quand il faut organiser un vol intérieur pour aller attraper ledit vol international, que l’ensemble doit se faire sur une journée du fait des restrictions de déplacements ici – nous avons donc acheté deux billets pour le 21 au matin sans savoir si nous pourrons prendre le vol pour Paris ; qu’il faut se préparer à quitter un toit en urgence – nous avons prévenu notre logeuse de cette possibilité de départ précipité en lui précisant que nous lui réglerons le loyer de la semaine prochaine dans tous les cas (oui, on paye à la semaine ici). Et puis, après tout cela, nous nous sommes imaginées de retour en France dès mercredi matin, et vivre la suite du confinement dans notre appartement, sans courette, sans balcon, sans nature à 1 km… Comment dire… Quand ce que l’on préférerait faire, ce que l’on peut faire et ce qu’il serait préférable de faire renvoie à trois réalités différentes, décider n’est pas une sinécure…
(1) Centre national de ressources textuelles et lexicales, une belle bible des mots
15 nouveaux cas hier dont 11 dans des clusters surveillés de près. Le plus important, de 92 personnes, est lié à un mariage organisé dans la ville la plus au sud de l’Ile du Sud. Autant dire, au bout du monde. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous sommes allées à Slope Point en mars, officiellement le point le plus méridional du pays, à quelques kilomètres de Bluff, la ville en question. Je suis en effet du genre à aller jusqu’à la bouée…
Nous avions d’ailleurs cheminé jusqu’à Cap Reinga, le point le plus au nord de l’Ile du Nord en janvier. Un endroit mythique, mystique, magique très important dans la culture Māori pour laquelle ce cap, d’où l’on peut être le témoin privilégié de la rencontre entre les eaux du Pacifique et celles de la Mer de Tasman, est le lieu de passage des âmes des morts pour rejoindre l’au-delà : Hawaiki, l’île légendaire où les peuples Polynésiens vivaient avant leurs grandes migrations vers l’est, et dont on ne sait précisément où elle se trouve. Il y a, sur une pointe rocheuse du cap, un Pohutukawa de 800 ans – arbre, sacré pour les Māoris, originaire de Nouvelle Zélande dont la floraison avec de splendides petites fleurs rouges est attendue chaque été austral comme sakura au Japon. Il se dit que les âmes des Māoris se glissent dans l’eau à travers ses racines…
A Bluff, plus classiquement, le virus a transité par un invité, venant de l’étranger. Les mariés s’en souviendront sûrement très longtemps. Je doute cependant qu’ils qualifient cette fête de « plus beau jour de leur vie ». En tout cas, pas avant quelques années.
A une semaine de la fin possible du confinement ici en Nouvelle Zélande, 15 nouveaux cas, est-ce suffisamment bas ou pas pour diminuer le niveau d’alerte ? Le flux de questions – souvent les mêmes – ne s’arrête pas, même si nous savons pertinemment que les réponses ne sont pas encore disponibles. Pourtant, il y a toujours des gens – notamment sur les réseaux sociaux – qui pensent en savoir plus que d’autres. Voilà qui nourrit potentiellement des angoisses inutiles chez les personnes bousculées et fragilisées par la situation.
Quoi qu’il en soit, le gouvernement, dont l’objectif affiché est de débarrasser le territoire du covid-19, répète chaque jour qu’il ne prendra aucun risque. Dans ce souci de transparence et d’accompagnement, adopté depuis début mars avec une certaine réussite, voire même une réussite certaine, il a détaillé aujourd’hui ce à quoi ressembleraient les niveaux 3, 2, 1 d’alerte par lesquels le pays passera forcément avant de lever toutes les restrictions. Il n’a pas annoncé quand, ni combien de temps. Il faudra attendre lundi, selon l’évolution de la situation cette fin de semaine, pour savoir si le pays passera, le 22 avril, en niveau 3 ou pas, et si oui, pour combien de temps.
Dans le fond, le niveau 3, que nous espérons tous, demeure assez restrictif : les lieux collectifs (musées, bibliothèques, cinémas, salles de spectacles…) resteront fermés ; les bars, les restaurants et la plupart des magasins aussi, mais la livraison, la vente à emporter et les systèmes de « click and collect » (dont je ne trouve pas de traduction en français) seront possibles ; le télétravail reste conseillé ; les écoles rouvriront partiellement, et sur la base du volontariat, pour les élèves dès le grade 10 (des collégiens de 13-14 ans) ; nous devrons rester dans notre bubble, celle-ci pouvant être très légèrement étendue ; nous ne pourrons pas nous éclipser hors de la région où nous nous trouvons actuellement mais il sera à nouveau autorisé de nager, de surfer, de pêcher ; et enfin, les mariages – sans repas ni réceptions – et les funérailles seront autorisés sans pouvoir réunir plus de 10 personnes pour autant…
Patience, patience donc. Face à ce magma d’incertitudes, un texte que j’avais écrit il y a quelques mois, dans la foulée de mon long séjour à Taïwan, me revient à l’esprit. Je le retranscris ici, car ce qui se produit aujourd’hui dans le monde devrait rendre obsolète la fin de cette litanie (pour les questions liminaires, c’est toujours d’actualité !) et je crois que je m’en réjouis d’avance…
Comment être sûrs que nous existons vraiment ? Comment savoir que le monde qui nous entoure et dans lequel nous évoluons est réel ? Que la vie n’est pas qu’une monumentale performance ? Et que nous ne sommes pas que de simples personnages interprétant chacun nos rôles sans en avoir conscience et bien évidemment, sans en être les maîtres ? Questions récurrentes, sans réponse apparente et en tout cas, sans réponse supportable, qui vient, qui part, au gré des humeurs et des circonstances aggravantes. Par circonstances aggravantes, j’entends par exemple une extraction de son quotidien, de ses habitudes, de son train de vie, et le retour qui s’en suit plusieurs mois après. J’écris en connaissance de cause après 8 mois passés en Asie du sud-est, principalement Taïwan. Un autre monde assurément. Et si partir est un voyage en soi, revenir en est évidemment un autre.
Non qu’il soit particulièrement difficile de rentrer – même si objectivement, cela peut l’être pour de multiples raisons – simplement, ce retour aux conditions initiales, comme le mobile finalement stoppé par la résistance de l’air dans sa course faussement libératrice, est à chaque fois déconcertant. Déconcertant parce que tous les automatismes mis de côté pendant tous ces mois se réactivent instantanément ; déconcertant parce que rien, à l’échelle macroscopique bien sûr, ne semble avoir changé ; déconcertant parce que l’on re-rentre dans sa vie comme dans une bonne paire de charentaise au creux de l’hiver ; déconcertant parce que le corps se souvient parfaitement de la route à suivre et des obstacles à éviter pour atteindre telle destination ; déconcertant parce que tout le monde autour semble poursuivre exactement la même conversation que celle initiée il y a 8 mois ; déconcertant parce que tout cela semble tellement orchestré, tellement bien huilé que cela ne peut être le fruit du libre arbitre. Et de déconcertant, ce retour devient angoissant. Et voilà que l’on se dit alors, c’est vrai, je n’existe pas, rien de tout cela n’existe vraiment. Tout cela est faux. Pourtant, j’y ai cru. Tel un artefact sur un électrocardiogramme normal, le voyage au long cours est une discontinuité dans un parcours. Un électrochoc avec ses mini-révolutions intérieures, dont on perçoit avec effroi à la fois la puissance potentielle et l’incroyable fragilité car le pire ennemi du changement, on ne le sait que trop bien, c’est la force et le confort de l’habitude… Comment les faire vivre alors dans un milieu qui ne les appelle pas, telle est la question ?
Le temps, c’est un peu comme une valise. Ou un sac à dos, selon le voyageur que vous êtes. Tant que nous n’avons pas essayé de la/le fermer, nous sommes toujours tentés de lui ajouter un ou deux ou trois petit(s) « quelque chose »… De fait, tant qu’un intervalle de temps défini – prenons une journée pour plus de simplicité – n’est pas réellement achevé, nous pensons toujours être en mesure de venir à bout de la liste des missions du jour inaugurée le matin même avec l’enthousiasme frétillant du débutant et une naïveté d’autant plus déconcertante qu’elle s’auto-reconduit. Or, dans ces circonstances un brin myopes, peu importe qu’au cours de cette même journée, les lignes de cette to-do-list ne se noircissent que bien trop lentement par rapport à leur nombre. Dans ce mode de fonctionnement en effet, tant qu’il y a des minutes, il y a de l’espoir !
Le glas sonnant, nous devons pourtant nous rendre à l’évidence : cette valise – ou ce sac à dos donc – est bien trop petit(e) ! Tout comme cette journée est bien trop courte… Evidemment, nous pourrions aussi admettre que prévoir 11 T-Shirts, 3 pulls, 7 paires de chaussettes, 5 pantalons, 3 chemisiers, 2 vestes, 8 slips, 3 ceintures, 4 foulards, 3 paires de chaussures pour 5 jours était franchement exagéré, mais ce serait faire preuve d’un sens des réalités et d’une conscience de soi bien trop aigus. Tout comme concéder que nous ne sommes finalement pas si efficace à la tâche ou que nous avons encore été bien trop optimiste dans l’organisation de notre journée relèverait d’une insupportable honnêteté intellectuelle, laquelle entraînerait, dans le meilleur des cas, une remise en question, elle-même chronophage… Blâmer ceux qui ne peuvent se défendre – la valise, le temps en l’état – est assurément plus réconfortant !
J’ai beau être partie en Nouvelle-Zélande avec le minimum – ce qui, rappelez-vous, m’a conduite à m’équiper en urgence d’un sous-pull en Mérinos ; d’ailleurs, sachez que la laine de Mérinos gratte –, ma valise métaphorique s’apprête à déborder. Ce n’est pas un fait nouveau ceci dit, même si je me soigne. Et j’en assume même l’entière responsabilité. Je me souviens, il y a trois semaines, pendant les 48h coincées entre l’annonce du confinement et son début effectif, je me disais que cette pause forcée allait être l’occasion idéale pour ranger et trier. Non pas ma maison, puisque je n’y suis pas. Mais mes photographies, en particulier celles faites ici depuis janvier, et éventuellement celles prises à Singapour quelques jours avant. Je ne m’y suis pas encore attelé, puisque, à la place, j’ai préféré aller me promener en forêt, commencer ce carnet de (non) confinement puis de confinement parallèlement à celui rédigé par mes trois autres camarades du collectif Les 4 Saisons (1), puis lancer, avec Coralie, et pour une durée d’un mois, la 6eédition d’Objectif3280…
J’ai toujours de bonnes raisons pour différer ce que j’ai imaginé faire dans un premier temps. La première diversion – la forêt – est absolument vitale et me rappelle chaque jour à quel point il me faut quitter Paris pour me rapprocher de la nature. La migration était théoriquement amorcée avant le départ, elle figurait en tête des priorités pour les 2-3 ans à venir. Le monde d’aujourd’hui précipitera sans doute certains choix, d’autant que j’ai envie, à mon échelle, de co-dessiner le monde de demain.
La deuxième est aussi importante, même si les carnets de confinement ont un temps été raillés – au final, chacun fait ce qu’il veut, même si, lorsque l’on prend le parti de partager ses écrits, il me semble essentiel d’avoir conscience d’où on le fait : en l’occurrence pour moi, d’un endroit hyper privilégié où je suis très sereine et où, pour l’heure, je ne manque de rien. Je n’avais pas écrit de tout ce périple. Pourtant, la matière ne manquait pas… Cela fait quelques années que j’écris moins en voyage. La faute au numérique (une autre forme de valise métaphorique !). C’était il y a 10 ans, j’étais à Malte, à La Valette plus précisément, quand j’ai foncé tête baissée dans la photographie numérique. Je m’en souviens comme de la première cigarette que je n’ai jamais fumée. Je baptisais mon reflex de seconde main amicale récemment acquis, j’errais dans les rues blondes de la cité et déclenchais fièrement. Je regardais mon écran, je les trouvais plus belles, mes photos. L’illusion, voire le miroir aux alouettes, de l’immédiateté peut-être ?
A cette époque, je ne pouvais imaginer à quel point ce glissement matériel allait complètement révolutionner ma pratique photographique jusqu’à lors majoritairement argentique. D’abord quantitativement puisque j’ai réalisé près de 120 000 clichés digitaux depuis – enfin, bien plus puisque ceux que j’ai effacés ne sont pas comptabilisés. Une quantité indécente qui, aujourd’hui, pose de sérieuses questions d’organisation, de classement et de mémoration. Fort heureusement, la révolution a aussi été qualitative, ce que je perçois comme une conséquence directe de la possibilité de multiplier les prises sans que les coûts suivent la même courbe ascendante. Cette facilité déconcertante à faire et à refaire à l’infini – et donc à s’approcher par dichotomie du but à atteindre – est totalement désinhibante donc salutaire, même si elle ne suffit évidemment pas. Ce seront en effet toujours les yeux – en connexion directe avec le cœur et le corps – qui prendront une photo et non l’appareil vissé devant. Et ceux-là doivent continuellement apprendre à voir et à voir autrement…
Par conséquent, le temps que je passais avant à retranscrire, avec des mots et au jour le jour, mes impressions de voyageuse est désormais remplacé par un temps de triage et de pré-traitement de mes prises de la journée. Aussi personnelles soient-elles, donc autobiographiques, mes images ne remplacent pourtant pas les mots. Aussi suis-je très heureuse d’avoir pu reprendre la plume de pixels à l’occasion de cette étrange situation.
La troisième diversion, c’est Objectif3280, que je ne développerai pas forcément ici pour l’avoir déjà abordé à deux reprises. Que je trouve immodestement ce projet magnifique ne le rend pas moins chronophage, mais c’est un fait, non une surprise, et c’est aussi un choix assumé. Car si la forêt me relie à la Terre, si les mots me relient à mon être, et bien, Objectif3280 me relie aux autres… Aucune de ces diversions n’est donc plus importante que l’autre, et aucune n’est à négliger : les trois forment un tout indissociable et interconnecté, agissent à différents niveaux de ma petite personne, l’animent, l’enrichissent, participant ainsi à mon équilibre. C’est un mot sur lequel je reviendrai probablement, car, en plus d’être beau, il me semble qu’il nous permet d’avoir une lecture du monde assez intéressante…
J’ai commencé ma journée à essayer de comprendre d’abord, puis résoudre une énigme urssaf arrivée dans mes spams, imaginant rapidement que l’équation urssaf + confinement en Nouvelle Zélande risquait de m’entraîner dans un délire un peu kafkaïen ou Brazilesque m’épuisant d’avance – y a-t-il une formule plus officielle pour se référer au film culte de Terry Gilliam ? –. C’est fou d’être à l’autre bout du monde et d’être ainsi rattrapée par cette réalité administrativo-pratique, dont, évidemment, je suis totalement déconnectée. Ceci dit, conformément au 3eaccord toltèque, je me garderais de faire des suppositions quant à la suite ! Nous verrons.
En fait, non, j’ai commencé ma journée en allant sur le site d’Objectif3280 pour compter et admirer les échos postés pendant ma nuit sur cette 5eGénération qui s’achève demain mercredi à 10h – sirène du premier mercredi du mois : ceci est un message pas du tout subliminal destiné aux personnes situées à l’intersection du cercle des lecteurs de ces posts et de celui des participants au projet qui n’auraient pas encore posté leur écho –. Un peu comme si je croyais encore au Père Noël et que je me précipitais vers le sapin au matin du 25 décembre pour découvrir mes cadeaux. Quelle joie donc de constater, qu’à nouveau, les branches de l’arbre – avec Objectif3280, nous créons en effet un arbre écho-photographique – poussent vite et poétiquement, et que, grâce aux anciens qui se muent en ambassadeur de choc, de nouveaux participants y grimpent gaiement !
Mais ce matin, j’ai aussi lu que le confinement en France était prolongé jusqu’au 11 mai et cela me coupe un peu dans mon élan d’écriture légère. Cela a beau être une date précise – sûrement mieux psychologiquement que le flou –, c’est aussi une durée – longue, quasiment un mois supplémentaire, autant que ce qui est déjà derrière vous. Et je me dis que ces prochaines semaines risquent d’être difficiles pour certains, pour beaucoup même sans doute. Je pense d’abord à ma famille, à mes amis bien sûr, puis à mes connaissances et aux amis d’amis, et plus généralement, à tout le monde, un peu comme si je préparais une campagne de crowdfunding.
Comment sort-on de deux mois de confinement, que Boris Cyrulnik a qualifié de « situation d’agression psychologique » il y a quelques jours (1), et comment accepte-t-on, dès aujourd’hui, un déconfinement progressif qui, à nouveau, semble échapper à une certaine forme de cohérence et soulève déjà l’opposition et le rejet ? Je ne vais pas refaire, comme il y a 2 ou 3 jours, de liste à la Prévert version psycho de la foule de questions qui vont se poser prochainement, mais, depuis ma lointaine cabane à Wellington, je pense à vous, très sincèrement, et j’espère que chacun aura les ressources – morales, psychologiques, physiques, matérielles… – pour vivre le plus sereinement possible ces prochaines semaines.
C’est bête comme réflexe, car une négation vaine de la flèche du temps, mais je me demande, à la lumière de la stratégie adoptée par d’autres pays qui s’en sortent mieux aujourd’hui, si les choses auraient pu être différentes en France. Mais il ne sert à rien de refaire le monde à l’envers… En revanche, demain est toujours une page blanche, et même s’il peut être complexe, en ce moment, de penser global et d’avoir une approche holistique de la situation, je me permettrai, pour finir, de citer Edgar Morin : « Alors qu’aujourd’hui, du Nigeria à la Nouvelle-Zélande, nous nous retrouvons tous confinés, nous devrions prendre conscience que nos destins sont liés, que nous le voulions ou non. Ce serait le moment de rafraîchir notre humanisme, car tant que nous ne verrons pas l’humanité comme une communauté de destin, nous ne pourrons pas pousser les gouvernements à agir dans un sens novateur ». Par quoi commençons-nous ?
Cette nuit, des vents à 120 km/h ont soufflé sur Wellington, pourtant nichée au creux d’une baie. Cela bougeait encore pas mal ce matin, aussi avons-nous préféré différer notre incursion quotidienne en forêt. Les branches craquaient déjà bien hier, ce serait dommage d’échapper au coronavirus mais d’être assommé par un bout de bois. Ceci dit, j’ai appris très récemment que c’est pendant la Grande Peste de Londres en 1655 – qui avait éradiqué un quart de sa population – qu’Isaac Newton, dans l’impossibilité de se rendre à son université à Cambridge, avait dû, durant une année – réjouissons-nous donc, même si ce n’est pas fini ! –, travailler depuis la demeure familiale, notamment dans le jardin. Et c’est ainsi qu’il avait pu être sous le pommier lorsque la fameuse pomme – certainement la plus célèbre de l’histoire des pommiers, qui remonterait à 50 millions d’années ! (ou 65, ou 80 selon les sources) – lui était tombée sur la tête (1). Je pourrais donc faire un effort et accepter une brindille sur la mienne en échange d’une fulgurance intellectuelle aussi brillante que la compréhension de la gravitation…
En réalité, ce changement de programme m’apparaît plutôt être une excuse pour, l’air de rien, étendre notre territoire d’exploration… De fait, aujourd’hui, pour la première fois depuis 18 jours, nous sommes retournées au bord de l’eau, sur la promenade qui longe la baie, celle-là même que je voyais d’en haut, du lookout, au jour 15. Je crois que j’avais envie de revoir « Solace of the wind » sous un autre jour…
Dans les faits, ce n’est pas si loin que cela, peut-être 5 minutes supplémentaires par rapport au supermarché où nous nous ravitaillons. Mais, jusqu’à présent, nous n’avions pas osé y aller. Nous aurions pu ceci dit puisque ce n’est pas interdit et que nous savons que les autres promeneurs auraient respecté la distance de sécurité de 2m recommandée ici. Ce matin, soleil et vent en poche, c’est donc avec une joie toute enfantine que nous nous sommes dirigées vers la mer, pas vraiment la mer car nous ne voyons pas l’horizon depuis Wellington, mais la baie et les montagnes environnantes. Comme si nous nous aventurions sur des terres inconnues, que nous connaissons cependant pour les avoir traversées en février. Sur le trajet, comme toutes les fois où nous avons emprunté cette rue, Smith – je le baptise ainsi, mais au fond, je ne sais pas, c’est simplement le prénom masculin le plus courant en Nouvelle-Zélande depuis des décennies – était sur son échelle à poursuivre avec beaucoup de concentration son ouvrage initié dès le premier jour du confinement : repeindre, au pinceau, la façade de sa maison, après avoir soigneusement retiré la couche précédente au décapeur thermique. Ils sont en fait plusieurs à s’être donné cette mission pour ces 4 semaines un peu spéciales. Matériellement, c’est d’autant plus facile que la grande majorité des maisons néo-zélandaises sont en bois. Smith est d’ailleurs très efficace, il a bientôt fini d’apposer la première couche de son gris Madrid et la peinture semble si épaisse que je ne suis pas sûre qu’une deuxième soit utile. Promis, je suivrai cela avec beaucoup d’intérêt ces jours prochains…
Tout comme je surveillerai les dizaines d’oliviers plantés sur les trottoirs de ce quartier pavillonnaire, dont je suis très heureuse de la présence car, à chaque fois, ils me conduisent mentalement vers mon autre pays de sang, la Tunisie, mais qui reste une énigme pour moi : climatique d’une part car j’ai toujours vu ces arbres dans des pays chauds – c’est le moment de chercher à quoi ressemble l’hiver ici à Wellington – et paysagiste d’autre part, car les arbres sont actuellement plein d’olives qui, faute d’être cueillies – je m’avance peut-être mais j’ai du mal à imaginer que la ville dépêche des agents pour les récolter, les presser pour en faire une cuvée d’huile d’olives de Wellington – vont inévitablement finir sur le trottoir. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est la loi de la gravitation ! Bref, pourquoi l’olivier en ville ? Comme vous pouvez le constater, mes questions du jour sont très terre à terre. Il n’y a pas de petite compréhension.
Ce qui nous conduit directement au pied de la sculpture de deux mètres de Max Patté, la raison ultime de cette diversion… Nu comme un ver en fer, les bras en arrière, tendu vers les éléments – l’eau salée, le feu solaire, l’air vif -, l’homme, abîmé, pourtant prêt à tomber, est comme suspendu dans le temps et l’espace dans une posture mélancolique – les yeux clos, calme voire las, paré pour faire face aux événements à venir – mais pourquoi pas joyeuse aussi – ne serait-ce pas les prémisses d’un plongeon, d’un élan, d’un nouveau départ qu’il nous offre là ? Un peu comme nous en ce moment, finalement.
Non que nous soyons au bagne – bien au contraire –, mais des voix – réelles et minoritaires – nous suggèrent de penser, quand même, au retour. Or, le retour, c’est demain, et comme je l’écrivais hier, ma pensée s’arrête à aujourd’hui. Soit. Par acquis de conscience et aussi parce que j’ai bien intégré l’impermanence de la situation, vendredi, je suis donc allée surfer sur le site d’Air New Zealand. La compagnie, très bien au demeurant, qui a dû annuler par deux fois notre retour vers l’Hexagone, a transformé nos places en avoir valable 12 mois avant de remiser la plupart de ses avions au garage pour une durée indéterminée dépendant de la stratégie que le gouvernement néo-zélandais présentera publiquement le 20 avril, soit deux jours avant la fin supposée du confinement. Verdict : en avril, toujours aucun vol vers Paris ; en mai, il faut atteindre la dernière semaine pour en trouver une poignée, à des prix que nous préférerions éviter et/ou avec une/deux escale(s) dans des villes qui, pour l’heure, n’inspirent pas vraiment confiance. A l’instar de LAX, la ville où l’on se lâche, la Ville des Anges de Christa Wolf – je crâne un peu ici en faisant du placement de produit : c’est en effet l’une de mes photos qu’avait choisi Le Seuil pour la couverture de son ouvrage (1) –, Los Angeles donc. Ville fascinante, tentaculaire – même si c’est en partie contradictoire avec ce que je m’apprête à écrire –, déconcertante qui m’avait donné l’impression d’être un archipel d’îles – Santa Monica, Beverly Hills, Venice Beach, Bel Air, Little Tokyo, Downtown LA, Hollywood, Skid Row, Pacific Palissades, Montecito Heights et les autres – entourées par un océan de banlieue aux pavillons identiques obéissant à un plan hippodamien un brin soporifique pour l’adoratrice de rues biscornues que je suis.
Bref, LA, très peu pour nous, même si fin mai, c’est presque au bout du temps à l’échelle du calendrier actuel et que personne n’est en mesure de prédire dans quel état sera le monde. Mieux, espérons-le, même s’il est naïf de croire que ce sera le cas partout. Toujours est-il qu’après avoir inscrit nos critères dans un tableau croisé dynamique afin d’y voir plus clair et appuyé sur « Entrée », nous avons jeté notre dévolu sur un vol début juin passant par Singapour, l’un des pays à avoir le mieux géré la crise en s’y attaquant dès janvier. Bien entendu, personne, pas même la compagnie aérienne, ne s’aventurerait à affirmer que le vol aura bien lieu. Espérons que l’adage « Jamais deux sans trois » ne se vérifiera pas. Et si tel doit être le cas, et bien, nous trouverons une alternative. Le futur n’existant pas encore, inutile de se mettre martel en tête dès maintenant.
Je ne me mets pas d’œillères, je sais pertinemment qu’il nous faudra rentrer. Même si le choix de ce mot – « faudra » – trahit sans doute une légère frustration, a minima une forme d’indécision. Il faudrait – ah ah ! – que je puisse écrire que j’ai envie de rentrer. Mais je crois ne pas être capable de prononcer cette phrase pour le moment. C’est étrange d’ailleurs. Si je n’étais pas partie, je ne me poserais pas cette question. Ce qui n’est pas la lapalissade que l’on pourrait croire… Ce n’est pas que je ne veuille pas retrouver ma famille, mes amis, ma maison. Je ne suis simplement pas sûre de vouloir retrouver la France. Et c’est bien la première fois que je me fais cette réflexion.
De loin, avec tous les biais cognitifs que cela présuppose, en compulsant et croisant les informations véhiculées par les médias – plus connus pour leur tropisme fort pour les mauvaises nouvelles et les polémiques stériles, autant dire qu’ils sont au paradis –, celles attrapées via les réseaux sociaux – qui, dans la continuité de ce que j’évoquais précédemment sur la théorie des bulles (2), sont également biaisées car partant de moi et orientées par des algorithmes dont je ne maîtrise pas les motivations primaires et premières –, et enfin celles – les plus réconfortantes et les moins angoissées finalement, de mes proches –, difficile de se faire une idée juste. Mais c’est évidemment la dérive totalitaire, autoritaire et punitive mise en place par les instances dirigeantes à coups d’attestations, d’isodistances, de tracking, de contraventions, de peines de prison, de recommandations contradictoires, de mensonges déguisés, d’incohérences inassumées, d’infantilisation ridicule… qui me secoue et me fait douter de la France de demain… Même si la France ne se résume pas à un gouvernement, aux pouvoirs limités dans le temps, même si demain n’existe pas encore.
Sauf que si, sauf que chacun y pense tout de même, à l’après. D’un côté, les plus pessimistes – eux s’estiment sûrement réalistes – annoncent que, malheureusement, rien ne changera fondamentalement, que ce sera sûrement pire même, que la machine reprendra son rythme infernal, en premier lieu pour rattraper le temps perdu ces derniers mois – car le temps, c’est de l’argent ! De l’autre, les plus optimistes voient en cet événement mondial bouleversant l’opportunité inédite de basculer vers un monde plus juste, d’instaurer une nouvelle dynamique, de nouveaux espoirs, de repartir à zéro comme si l’on réinitialisait le système Terre-Homme – et imaginent déjà comment atteindre l’autonomie alimentaire, comment moins exploiter les ressources de la planète, comment transformer les avions en bateau… En vrai, nous ne savons pas, puisque demain n’est pas encore arrivé. Mais la vie n’étant ni noire ni blanche, il y a fort à parier que demain sera un mélange des deux. Ce qui, logiquement, signifie que les optimistes auront gagné…
(2) Pour en savoir plus, lire cet article… https://www.lemonde.fr/blog/fredericjoignot/2016/08/30/comment-les-algorithmes-nous-enferment-dans-une-bulle-intellectuelle/
Dvořák m’accompagne. Symphonie n°9 en mi mineur, dite du Nouveau Monde. Je n’ai pas cherché le symbole – d’autant que son Nouveau Monde était l’Amérique de la fin du 19esiècle, New York précisément où il vécut 3 ans pour en diriger le Conservatoire –, juste un air si familier que je le siffle en parallèle. Le fait est qu’elle m’emporte tellement que je peine à me concentrer sur mes propres mots (même si je n’en suis qu’au début). Je découvre à l’occasion d’une vérification chronologique qu’il a composé les thèmes de cette fantastique symphonie en « leur donnant les particularités de la musique des Noirs et des Peaux Rouges » (1), aveu qui avait choqué l’Ancien Monde à l’époque. Dvořák s’est notamment inspiré d’un poème, Le Chant de Hiawatha, de Henry Longfellow, évoquant la vie de Hiawatha, un Indien de la tribu des Ojibwés. Je résiste à creuser plus la piste de ses origines de peur de ne jamais remonter à la surface. A ce propos, Armstrong – Neil pas Louis – en avait emporté un enregistrement lorsqu’il a, pour la première et unique fois, marché sur la Lune (personne, ou plutôt, aucune personne n’y étant allé deux fois).
Quoi qu’il en soit, retour à Wellington dont l’atmosphère n’est pas si éloignée de la Mer de la Tranquillité. Enfin, on se comprend… Dans un autre registre, notre voisin, musicien, plus jazzy a priori, nous disait l’autre jour, de loin rassurez-vous, avoir l’impression d’être dans « Groundhog Day », traduit littéralement par nos amis québécois, qui ne font jamais de réinterprétation en la matière, par « Le jour de la marmotte ». Un titre peu évocateur pour nous autres Français. Je lui préfère « Un jour sans fin », nettement moins énigmatique, beaucoup plus direct. Curieusement, depuis le confinement, alors même que clairement, mes journées se ressemblent, à quelques folies près sur la rue empruntée pour rejoindre la forêt ou le New World (pas celui de Dvořák, celui de mon estomac), je n’ai pas du tout éprouvé ce sentiment.
En fait, la dernière fois que j’ai eu la sensation de glisser dans la peau de Phil Connors, le personnage principal du film magistralement campé par Bill Murray, c’était il y a quelques années, à l’occasion de vacances estivales avec mes neveux et nièce, que j’adore bien sûr et qui ont grandi depuis, et pendant lesquelles j’avais eu l’impression de revivre 23 fois la même journée. Jour après jour, les mêmes événements se produisaient dans le même ordre, aux mêmes heures, pendant la même durée ; jour après jour, la répétition des mêmes sentences que la veille, sans fléchir mais en espérant, comme lui, qu’un jour, prochain, cela finirait par rentrer et que je pourrais enfin passer à une autre journée ! Au lendemain finalement, où, comme sur une page blanche, tout deviendrait à nouveau possible, tout serait à écrire…
Et là, je réalise que, peut-être, je suis malgré tout dans « Un jour sans fin » sans m’en apercevoir. Car même si tout se passe bien pour moi dans le pas-meilleur des mondes, même si je ne manque de rien – hormis de ma famille et de mes amis, dont l’absence réelle est compensée par leur présence numérique –, même si je pourrais rester là des mois sans m’ennuyer une seconde, pour le moment, comme beaucoup, je ne peux toujours pas passer à demain. J’entends, le « vrai » demain. C’est comme s’il avait littéralement disparu, que le temps de l’anticipation, des projections était révolu. De fait, quand j’essaye de penser à demain, le vrai, dans quelques semaines, dans quelques mois, peut-être même dans quelques années, je n’y arrive pas. Il n’y a rien auquel mon esprit se raccroche. Ou si peu. Je l’écris d’autant plus facilement que je traverse ce brouillard parfaitement bien, sans angoisse aucune. Et pouvoir écrire, a fortiori penser cela, me prouve, je le savais déjà, à quel point je suis une personne heureuse (encore plus depuis que je sais que je suis la personne idéale pour partager un confinement, sic). Simplement, c’est inédit, c’est étrange, c’est extra-ordinaire. Et d’une certaine manière, reposant. C’est évidemment très personnel, corrélé à mon propre vécu de cet événement qui nous touche tous différemment. Je me garderais bien de faire des généralités en ce moment, pour lesquelles je confie d’ailleurs une légère aversion…
Bien sûr, la question est posée partout : et après – car cette situation ne va pas durer éternellement –, ce sera comment après ? Qu’aurons-nous appris ? Changer, est-ce devenir quelqu’un d’autre ? Serons-nous toujours libres ? L’avons-nous été un jour ? Reconnaître ses devoirs, est-ce renoncer à sa liberté ? Faut-il vivre comme si nous devions mourir demain ? Choisissons nous notre existence ? L’homme doit-il travailler pour être humain ? Pouvons-nous échapper au temps ? Exister, est-ce vivre au présent ? Est-ce une fonction de l’art que d’embellir la vie ? L’art nous réconcilie-t-il avec le monde ? Que nous apprend l’histoire ? L’étude de l’histoire nous conduit-elle à désespérer de l’homme ? La recherche du profit est-elle le but de tout échange ? Y a-t-il une raison à tout ? Les lois peuvent-elles faire notre bonheur ? Peut-on concevoir une société sans Etat ? Le mensonge est-il une vertu politique ? Une société juste peut-elle s’accommoder d’inégalités ? Qui peut me dire ce que je dois faire ? Faut-il se soucier de l’avenir ? (2) Chaque jour, j’ai l’impression que cette pandémie nous fait repasser notre bac philo ! Pas vous ?
Aujourd’hui, j’ai envie de nous emmener au sommet ! Au sommet du Mount Victoria, à côté duquel nous avons la chance de vivre ce confinement. Cette colline arborée aux multiples sentiers est notre respiration quotidienne. Sauf hier. Pour cause de pluie abondante, de froid et enfin de lancement – ignition three two one zero ! – de la 6e édition d’Objectif3280, que j’évoquais l’autre jour et qui a commencé sur les chapeaux de roue !
De ce fait, ce matin, après le petit-déjeuner, le soleil étant de retour, la température extérieure plus engageante, et avant de nous engouffrer, tête baissée mais bouillonnante, dans nos mondes binaires respectifs, nous sommes parties à l’assaut du lookout et de son panorama à 360°. En français, cela donne quelque chose d’ambigu : « point de vue », qui pourrait être compris comme une absence de vue, alors que c’est tout le contraire ; un paradoxe linguistique que porte aussi le mot « personne » par exemple. J’ai toujours trouvé fou que le même mot désigne à la fois l’absence et la présence…
Toujours est-il que de là-haut – pas si haut non plus, à peine 200 mètres ; mais tout de même, c’est 70 de plus que Montmartre à Paris –, l’on peut embrasser du regard la magnifique baie de Wellington, le centre-ville en contrebas, les quartiers perchés sur les autres collines, le port, l’aéroport, les chaînes de montagne alentour et parfois même, les côtes les plus septentrionales de l’île du Sud. En février, lors de notre premier passage à la capitale, l’été encore rayonnant, la vie y grouillait de partout. La promenade le long de la mer était pleine de marcheurs enjoués et de cyclistes prudents ; à la surface, naviguaient des vedettes et autres voiliers chargés de passagers tout sauf clandestins ; sur les terrasses, tintaient des cocktails colorés ; dans l’eau, barbotaient petits et grands ; sur les routes, se croisaient bus et automobiles… Même d’en haut, la rumeur de la vie d’en bas s’entendait. Tout cela faisait évidemment un bruit certain, et même un certain bruit, un bruit de fonds diffus, un ronronnement constant et continu, pas franchement agressif, mais permanent, donc agressif à la longue – ce n’est pas propre à Wellington, c’est l’une des signatures de toute ville.
Tout cela a disparu depuis le confinement. Quel réconfort pour nos oreilles sensibles ! La ville n’émet presque plus aucun son. Certes, de temps en temps, la sirène d’une ambulance ou d’une voiture de police vient fendre le silence, mais globalement, la ville ne fait plus que murmurer… De là-haut, du lookout, on a pourtant l’impression que rien n’a changé, que tout est comme avant, la ville est toujours là, au pied de la colline, le musée Te Papa, les immeubles du CBD, mais on a beau chercher, plus personne n’arpente le front de mer, plus personne ne dérive sur un bateau, plus personne ne trinque, les parkings sont vides, les routes désertes et les avions cloués au tarmac. De l’extérieur, la ville est immobile. Sa vie est suspendue. C’est aussi pour cela que les confinés montent, courent, pédalent, marchent, jusqu’au lookout, sommet triomphant, pour voir leur ville coupée dans son élan.
Inévitablement, j’ai pensé à Detroit, Michigan, où j’étais en août 2013, juste après que sa banqueroute soit prononcée (1). Bien sûr, c’est excessif, mais j’avais eu l’occasion, alors, de monter au sommet du Detroit Marriott au Renaissance Center, propriété et siège social de General Motors. De la haut, j’avais pu voir ce qui m’échappait partiellement les pieds à terre, l’étendue de cette ville abîmée, vide, silencieuse, résiliente et pourtant que j’avais trouvé sublime. Là s’arrête l’écho. Mais ce n’est pas si courant de croiser une ville à l’arrêt. C’est presque un contresens, un oxymore, d’ailleurs. C’est émouvant même… Mais ce qui l’est peut-être encore plus, c’est de pouvoir l’observer et en être témoin depuis une poche de nature, où la vie, elle, ne s’est pas arrêtée une seule seconde…
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Un tour du Soleil en duos : 6e année en cours
Pour (re)découvrir en un clin d’œil et sur une seule page les micro-histoires photographiques publiées en ces lieux virtuels :
- entre le 22/02/2010 et le 22/02/2011, voici Un tour du Soleil en duos…