Il paraît que lorsque l’on nous interdit de faire quelque chose – n’importe quoi, traverser la rue, croquer dans le quignon d’une baguette chaude, sauter du 3e étage d’un immeuble, tapoter le bras de son voisin… -, il est impossible de ne pas se voir en train de désobéir, et donc de traverser la rue, de croquer dans le quignon, de sauter du 3e étage ou de tapoter le bras de son voisin… Le seul fait d’y penser suffirait en effet à créer cette vision mentale.
Un peu comme ici : j’ai beau me heurter à ce maillage noir totalement opaque et devoir admettre, par conséquent, qu’il ne me donne qu’une vision parcellaire de la scène se déroulant derrière lui, j’ai la sensation de voir à travers et, en me concentrant plus spécifiquement sur chaque portion de cette matière noire énigmatique, de redessiner et de reconstituer virtuellement les chaînons manquants – l’eau du lagon, les gondoles, les vaporetto, les immeubles et autres palazzo… – alors que ceux-ci, invisibles, pourraient même ne pas exister…
L’ouvrage a beau être objectivement impressionnant avec sa falaise lisse et bétonnée de plus de 200 mètres de hauteur, il n’en fait pas moins obstruction au cours naturel de la vie, en l’occurrence du flux du fleuve Colorado, stoppé net dans son élan vers le sud depuis 1964 alors qu’il y coulait une vie paisible depuis au moins 40 millions d’années. Aussi, que l’on traverse l’étroite route reliant les deux rives ou que l’on soit à ses pieds, en contrebas, à proximité de ce toit végétalisé rafraîchissant la température à l’intérieur du bâtiment abritant les turbines de la centrale électrique, l’amateur de frissons et de films à grand spectacle – et peut-etre les autres aussi – ne se pose qu’une seule et unique question : le barrage pourrait-il se fissurer ? puis s’ouvrir ? et céder sous la pression des 63 millions de m3 d’eau résiduels de ce Lac Powell artificiel qui continue de s’appuyer avec conviction contre son épaisse paroi voûtée malgré l’intarissable gourmandise de la sécheresse ? Et si c’était le cas, jusqu’où pourrait aller, cette eau ? Enfin, pourrait-elle à nouveau rejoindre la mer de Cortez au Mexique, qu’elle n’atteint plus aujourd’hui à cause des pilleurs non partageurs en amont ? Bien évidemment, l’amateur de grands frissons est aussi pragmatique et terre à terre : ainsi aimerait-il ne pas être à proximité si un tel événement devait se produire, ni en contrebas, ni sur la mince frontière séparant le plein du vide…
Nous pouvons, sans prendre trop de risque, déduire de l’existence de cette image, que les parents de ce petit gars, qui en est à son troisième tour consécutif de ce double tunnel de métal érigé par le maître en la matière, ne sont pas dans les environs. Car, aujourd’hui, il semblerait que les enfants n’aient plus le droit de se rouler dans le sable – ça incruste des grains dans les vêtements pour plusieurs générations et c’est gênant -, ou de courir dans l’eau – ça mouille les bottes et c’est gênant -, a fortiori, de sauter dans les flaques, qui plus est trois fois de suite ! En fait, aujourd’hui, il semblerait que les enfants n’aient plus le droit d’en être. Ce qui tombe plutôt mal car, devenus grands, ils en ont encore moins l’opportunité… Et ça, c’est vraiment gênant !
Lui n’a assurément pas peur de ce qui se profile de l’autre côté. De la vague. Même si l’idée est justement de ne pas l’atteindre. L’autre côté. Car cela signifierait qu’il l’aurait ratée. La vague. Lui, il préférerait la prendre. La vague. Debout, même. L’effleurer. A peine. La sentir se dérouler sous ses pieds. Et cheminer avec elle le plus loin possible. Debout, toujours. Jusqu’au bout. Jusqu’au point de départ. La plage. Alors, pour mettre toutes les chances de son côté tout en sachant dans sa chair que ce n’est pas à lui d’en décider mais à l’océan, il observe calmement les vagues déferlantes, la houle lointaine et les surfeurs depuis la plage. Après quelques minutes faussement silencieuses, il se penche vers sa planche posée sur le sable encore tiède de la belle journée déclinante, accroche son leash à sa cheville droite, et entre dans l’eau, refroidie par le départ du soleil, qui tend ses muscles comme un réflexe. Il progresse lentement, non que le fond soit jonché d’obstacles. Il continue simplement de se mettre en condition. Et maintenant, de repérer les espaces. Ceux dans lesquels il va pouvoir se glisser. De repérer le moment. Celui où il va pouvoir s’élancer enfin pour aller la chercher. La vague.
Ce moment, précédant l’arrivée au sommet, où l’on ne peut pas savoir ce qu’il y a de l’autre côté… Ce qui ne nous empêche pas d’y aller les yeux ouverts.
Fuir, s’évader, s’éloigner, s’isoler, se sauver, s’éclipser, se retirer de cette obscure et incompréhensible folie humaine, au sommet d’une montagne, au bout d’une vallée, sur une île isolée, pour se détacher de tout, pour se détacher de tous, et vivre enfin en paix (avec soi-même), ce serait humain que de l’imaginer, non ? Oui, même si un peu lâche – ça m’a effleuré l’esprit très récemment -. Mais non en fait, car ce qui fait l’humain, c’est justement sa relation à l’autre. Aristote l’a écrit il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine, très lointaine, et on se le répète à l’envi depuis : « L’homme est un être sociable ; la nature l’a fait pour vivre avec ses semblables ». Certes, il faudrait définir plus précisément la notion de « semblable » et avoir l’esprit très ouvert et généreux, mais sans l’autre, l’homme ne l’est plus. Cette relation, il va donc falloir la travailler au corps encore et encore, et sans relâche.
Ce titre me fait penser à ma vieille Dictée Magique et à cette sentence synthétique s’en échappant dès lors que j’orthographiais mal le mot énoncé. Cet appel à la deuxième chance, voire plus, était d’ailleurs précédé d’un sec « C’est inexact », inopportun dans ce que je m’apprête à décrire. D’où son absence. J’ai longtemps tourné autour de cette photo en me demandant si je la supprimais ou pas, dans un premier temps de mon appareil, dans ce tri rapide et compulsif post prise de vue, puis, dans un second temps, de mon disque dur, dans un élan un peu plus réfléchi. Je l’ai conservée car elle me renvoyait une question posée ici-même il y a quelques années : une photo intentionnellement ratée est-elle, de fait, une photo réussie ? Retournement de situation dans le cas présent : une photo involontairement ratée peut-elle malgré tout être une photo réussie ?
Pour que cette photo là soit réussie, compte tenu de mon intention initiale, il eut en effet fallu que ce papillon, lui ou un autre d’ailleurs – oui, cette tâche noire floue que vous n’arriviez pas à définir depuis le début de votre lecture est un papillon – soit net et idéalement un peu plus gros. Ce n’est pas le cas, et ce n’est pas faute d’avoir essayé non plus. La photographie est une succession de tentatives dont certaines ne se soldent que par l’échec. C’est frustrant évidemment mais cela reste de l’ordre du possible voire du très probable dans certaines circonstances. Je vous énumère les principales : un sol mouvant – en l’occurrence, un bateau – ; une incapacité totale à anticiper l’entrée d’un papillon dans mon champ visuel requérant donc une attention et une réactivité records ; une fois l’objet volant identifié capté et captif, des changements incessants de trajectoire, devenant de fait totalement aléatoire, comme si elle était pensée pour échapper aux prédateurs les plus malins, et rendant très complexe, voire impossible, le suivi de son vol, a fortiori tout essai de mise au point ; et pour couronner le tout, du matériel inadapté à ce genre de défi…
Après moult déclenchements inutiles, j’ai donc tout effacé. Sauf celle-ci. Pour le souvenir. De mes ridicules gesticulations sur ce ponton de bateau se faufilant entre les pics karstiques de la Baie d’Ha Long, de ma naïveté également à croire que cette photo aurait pu être réussie, et surtout de ces interrogations liminaires à l’origine même de cet exercice de style et auxquelles je n’ai, pour l’heure, pas de réponse : combien de kilomètres les papillons peuvent-ils parcourir au dessus de l’eau ? Et s’ils sont fatigués, ce qui ne m’étonnerait pas à la lumière de leur vol erratique tout sauf optimisé, peuvent-ils se (re)poser sur l’eau pour reprendre des forces ? Et, enfin, où vont-ils comme ça ?
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Un tour du Soleil en duos : 6e année en cours
Pour (re)découvrir en un clin d’œil et sur une seule page les micro-histoires photographiques publiées en ces lieux virtuels :
- entre le 22/02/2010 et le 22/02/2011, voici Un tour du Soleil en duos…