Photo-graphies et un peu plus…

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Surface plane, à peine brisée par le vent d’ouest. Personne n’a encore osé mettre le pied dans l’eau. Et pour cause : il fait froid ! Très froid même. Il n’y a qu’à regarder comment sont vêtus les spectateurs à gauche du plongeoir pour s’en persuader. Ceux qui observent la scène hors champ, légèrement incrédules, présentent les mêmes caractéristiques vestimentaires. Blouson, gants, bonnet. De fait, je, tous, nous n’avons qu’une pensée : ces deux-là sont fous ou alors se sont lancés un défi du genre on va jusqu’à la bouée ou encore, veulent se faire porter pâle lundi ! A cet instant – photographique, car depuis, de l’eau est passée sous les ponts -, le voltigeur, même s’il ne se fait pas d’illusion quant à la température du liquide dans lequel il se jette, ne peut en effet anticiper l’ampleur du choc thermique qui va l’envahir lorsque son corps va se retrouver entièrement cerné par cette eau glaciale de piscine se remplissant au gré des marées et n’étant réchauffée que par un soleil manifestement absent ce jour-là… Pourtant, je, tous, nous, saisis par l’effroi, sommes parcourus de frissons simplement à le regarder faire !

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Et voilà, elle fait marche arrière… A dire vrai, c’est la suite logique des onze bonnes minutes qui viennent de s’écouler. Certainement, plusieurs éternités pour la demoiselle perchée au sommet de cette « petite » falaise amorçant sa remontée en des terres plus fermes. Il y a onze minutes, c’est à cinq qu’ils ont débarqué au même endroit pour narguer les eaux chaudes mais mouvementées du Pacifique. A coup sûr, le défi du coin : se jeter à l’eau du haut de cette paroi rocheuse d’une huitaine de mètres !

On imagine bien les tractations préliminaires du groupe de copains de vacances : « Allez, chiche, on va tous sauter de la falaise ! » A ce moment-là, le club des cinq y croit, chacun se croit capable de sauter dans le vide et veut faire croire aux autres qu’il peut braver sa peur, peur qu’il se garde d’ailleurs bien de montrer. Alors, ça flambe au sommet, ça gesticule, ça s’approche du bord. Nerveux. Un coup d’œil aux compères et plouf, à l’eau ! Les quatre autres se précipitent pour vérifier que le téméraire est bien remonté à la surface. La demoiselle y croit, elle veut passer en deuxième, s’avance, hésite puis laisse sa place. Derrière, on ne se fait pas prier et on s’envole, pour vite rejoindre le premier. Ils sont maintenant deux à regarder en l’air. Et d’autres personnes commencent à arriver pour le grand sacrifice. La demoiselle y croit toujours, elle veut passer en troisième, s’avance, hésite puis laisse sa place. Derrière, le quatrième larron tente de la rassurer, lui montre les deux survivants à l’eau, qui eux-mêmes lui font de grands signes sensés lui prouver qu’il n’y a aucun danger… Mais bon, quand on a peur, on a peur… Alors, il saute. Reste quelques secondes sous l’eau puis va retrouver les deux autres, pour leur cours de sur-place scrutateur. La demoiselle y croit vraiment, elle veut passer en quatrième, s’avance, s’avance, encore un peu, un peu plus bas, pour gagner quelques centimètres… Elle voit la tête de ses amis hors de l’eau, elle voit l’eau frapper la falaise et se retirer dans des creux dont elle ne maîtrise pas la hauteur…

Mais elle s’imagine surtout plein de choses horribles : qu’elle ne va pas réussir à dépasser le bout de rocher en contrebas et s’écraser dessus, qu’elle va toucher le fond de l’eau et se briser les deux jambes, qu’elle va se faire emporter par une vague et projeter contre la roche… Elle lutte contre ces films qu’elle se fait en se disant que les autres s’en sont très bien sortis. Elle se retourne, découvre que la liste des postulants au saut de l’ange s’allonge. Sent monter la pression et doute encore plus. C’est alors que le cinquième du groupe, ayant épuisé tous ses arguments, prend son élan pour fendre l’air et, une demie-seconde plus tard, la surface de l’eau.

Elle est désormais seule sur le rocher, seule avec ce défi stupide qui fait vaciller ses jambes, tambouriner son cœur et tourner sa tête. Ceux qui attendaient à trois mètres s’approchent d’elle. Ils ont aussi un défi en cours et voir quelqu’un hésiter n’est jamais bon pour l’inconscience. Et sur la plage, nous sommes plusieurs à avoir stoppé notre promenade au ras de l’eau pour l’encourager intérieurement. Mais les onze minutes sont passées. Peut-être moins en fait. Et la demoiselle a enfin pris sa décision, finalement assez courageuse : celle de rebrousser chemin et d’accepter de courir le risque d’être la cible des moqueries de ses quatre camarades pendant un certain temps…

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Le mot « frappée » a été utilisé. « Tarée » aussi, si je me souviens bien. Et « folle », bien sûr. Tout cela m’étant modestement destiné et voulant à peu près dire la même chose, j’en conviens. Il y a surtout eu une certaine incrédulité, pour ne pas dire une incrédulité certaine, avant et après que tout cela se soit passé. Pourtant, rien de bien transgressif dans ce que je m’apprête à résumer. J’ai simplement assisté à un spectacle de danse… Attendez, j’en entends qui protestent votre honneur… Comment ? Je ne dis pas tout ? Bon, d’accord, le spectacle commençait à 6h30. Du matin, oui. Drôle d’horaire pour une représentation… Je pense que, spontanément, absolument tout le monde est d’accord avec ce point sauf ceux qui sont en plein jetlag.

Passé le choc horaire, le petit doigt se prend pour Desnos et lâche un faible mais décidé « Et pourquoi pas ? ». Oui, pourquoi pas ? Paris est une ville formidable où il se passe mille choses à la fois, même à des heures indécentes. 70 danseurs amateurs, 10 violoncellistes, la Tour Eiffel en arrière plan et potentiellement du soleil. Comme ça, sur le papier, même virtuel, c’est plutôt intriguant. La question est ensuite de savoir à quel point cette curiosité peut convaincre une personne – moi en premier lieu – de se lever à 5h35 en plein milieu de semaine et à ainsi s’amputer d’au moins deux heures de sommeil à jamais perdues ? C’est là où justement, la curiosité devient folie aux yeux de certains. Que Sharon Fridman, le chorégraphe qui a eu cette géniale idée décalée, leur pardonne… Je ne dis pas que cela a été facile. Ni que je n’ai pas eu envie de faire comme si je n’avais pas entendu la sonnerie répétitive de mon réveil. Ou que je n’ai pas essayé de me convaincre que ce n’était pas si grave de ne pas assister à cette prestation de bon matin. Comme écrit plus haut, Paris est une ville formidable où il se passe mille choses à la fois, aussi à des heures normales. Sauf que j’étais réveillée, qu’il ne pleuvait pas (un des arguments préparés la veille comme cause éventuelle de renoncement) et que je n’avais donc plus aucune raison valable de ne pas filer dare-dare vers le Parvis de Chaillot.

Où l’on se rend compte qu’à 6h du matin, les métros sont déjà pleins d’une population de travailleurs de nuit rentrant enfin chez eux. Ce qui relativise notablement l’exploit. Il y a quelques nuages à l’horizon, le soleil n’est pas encore passé au dessus, des retardataires – dont je fais partie – courent dans les couloirs du métro pour ne pas trop en manquer tout en se disant – en tout cas, moi – que c’est quand même étrange de courir dans les couloirs du métro à une heure où la torpeur pèse encore sur tout. C’est qu’il y a du monde sur le Parvis ! Des fous, des tarés, des frappés, cernant chaleureusement les artistes au cœur de la scène improvisée ! Il fait bon. Rizoma. Le spectacle a commencé. Lentement mais sûrement. Au sol. Danse contact. Les uns contre les uns, les uns sur les autres, les uns avec les autres, les uns entre les autres, les uns sous les autres… Et vice et versa. Une chorégraphie à la fois burlesque et émouvante, douce et violente, drôle et poignante accompagnée parfaitement par les langoureux accords des violoncellistes. Quand le soleil sort enfin de l’horizon ouateux, venant arroser de ses bienveillants rayons les danseurs ne faisant plus qu’un et les musiciens jouant à l’unisson, une étrange petite boule me serre soudainement la gorge. Je ne m’inquiète pas car je la connais bien… C’est la petite boule des moments forts. Des émotions pures et inattendues, qui donnent des ardeurs d’alien pacifique à mon cœur, qui font croire que l’impossible est probable. Aussi rares qu’indispensables. Le dernier pas est posé, la dernière note est lâchée, la parenthèse s’achève. Et tout le monde vacille. Flotte. Puis se disperse. Paris se réveille. La circulation se densifie. Le bruit des moteurs ronge l’atmosphère, envoyant valser les dernières notes en suspens. Et le cours normal d’une journée de milieu de semaine reprend naturellement le dessus…

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