Il y a mille et une façons de savourer un ananas comosus… Ma préférée jusqu’à présent ? S’approcher des abords du Mékong vietnamien, s’installer dans une barque, se faufiler entre les bateaux débordant de fruits et légumes du marché flottant de Cai Rang, en repérer un plein d’ananas, s’en approcher, échanger quelques politesses avec la maîtresse des lieux, se hisser sur le toit de la barge pendant qu’elle en taille un en tranches, se délecter de sa saveur acidulée et de son jus sucré, se lécher les doigts autant que raisonnable, puis redescendre, quasi shootée, sur la frêle embarcation, deux mètres plus bas, pour éventuellement aller voir du côté des ramboutans…
La nuit venue, insensible au tumulte environnant, la jeunesse amoureuse parade nonchalemment et se pose sur les bords très animés et illuminés du Lac Hoan Kiem, situé à la lisière du vieux Hanoï et de son ancien quartier colonial…
Inutile de vous racler la gorge, il ne s’agit pas d’elle. Mais de cet enchevêtrement inextricable de branches, de lianes, de troncs, de feuilles, d’arbres, de cette nature sauvage décomplexée, de cette forêt tropicale impénétrable et mystérieuse, de cette nébuleuse végétale envoûtante, si recroquevillée sur elle-même que même les sons semblent ne pouvoir s’en échapper. Comme dans l’espace, où personne ne nous entendrait crier…
Conformément à cette vérité iconographique selon laquelle 1 + 1 = 3, la juxtaposition de ces quatre photographies prises en quatre lieux très éloignés les uns des autres – Berlin en Allemagne, Thuan An au Vietnam, Doha au Qatar et Quinault aux Etats-Unis – pourrait suggérer que je cherche à faire passer un message. Je vous laisserai pourtant seuls maîtres de vos propres associations d’idées pour me concentrer sur chaque image indépendamment des autres. Ce qui ne les empêche pas d’être toutes unies par une même réflexion, ou pensée, ou impression : celle, partagée, qu’il peut être difficile de faire de l’humour, ou tout simplement d’être léger, sur certains sujets dans le monde actuel, la capacité de distanciation de certains s’étant réduite comme peau de chagrin ces derniers temps. Ou encore celle que certaines images renvoient inévitablement à des événements passés dans l’inconscient collectif alors qu’elles ne s’en font absolument pas l’écho, notamment car elles ont été prises avant qu’ils ne se produisent.
« Le clou du spectacle ». C’est le titre que je serais tentée de donner à la première photographie prise au coeur de l’Eglise du Souvenir, reconstruite sur les ruines de l’ancienne, et devenue symbole de paix et de réconciliation post 2e guerre mondiale. Limite, limite, me soufflent certains.
Direction le cimetière de Thuan An coincé sur une langue de terre donnant sur la Mer de Chine, où les sépultures, posées de façon chaotique sur des dunes mouvantes, se fissurent, s’éventrent voire se font engloutir comme si elles étaient prises dans des sables mouvants. En errant entre les tombes, je découvre des bouts d’un mannequin en résine, démembré, d’abord une tête, et un peu plus loin, une jambe, et puis encore un peu plus loin, des bras, une poitrine. Et puis tout le reste dans un coin. Je recompose le corps en trois-quatre images dans ce lieu de culte où les corps se décomposent, mais différemment. Aujourd’hui, impossible de les regarder avec la neutralité voire l’amusement qui étaient miens en déclenchant : ce faux corps déchiqueté et immaculé me renvoie désormais, et certainement pour longtemps, au tragique vendredi 13 novembre.
« Pyjama party ». C’est le titre que je serais tentée de donner à cette procession blanche en dish-dash et keffieh déambulant sur le tarmac de l’aéroport de Doha le pas alerte et le coeur léger.
Et enfin, la bannière étoilée. Quiconque a déjà eu l’occasion de voyager aux Etats-Unis – à défaut, de visionner des films ou des séries américaines – sait à quel point elle est omniprésente – en toutes tailles et dans les moindres recoins du pays – et les Américains lui vouent un culte sans borne, que nous jugerions, nous Français peu friands de cette forme d’exhibition patriotique, excessif voire ringard. Oui, mais là encore, c’était avant… Car depuis quelques semaines, le drapeau tricolore, avec lequel la majorité des hexagonaux gardait une certaine distance de sécurité, n’a jamais été aussi présent – de mémoire de vivante – aux fenêtres, sur les murs (les vrais, en brique, les faux en 0 et 1), dans la rue, sur les bâtiments et partout… Un hommage, un symbole de rassemblement et d’unité certes, mais aujourd’hui, difficile de ne pas se demander, parmi ceux flottant encore au vent, combien sont ceux liés à un sentiment nationaliste et sclérosant légitimé par les dernières élections, plutôt que patriotique et ouvert sur les autres…
Ces quatre exemples me montrent à quel point l’interprétation que l’on peut faire d’une photographie est fluctuante, fugace, temporaire et varie en fonction des éléments contextuels survenus entre le temps de la prise de vue et celui du commentaire, qui, de fait, doit lui-même être idéalement daté. Ils me confirment aussi que, dans ce monde terriblement sérieux, il m’est primordial de cultiver et de partager, sans manquer de respect à qui que ce soit pour autant, ce décalage et cette dérision face aux choses de la vie, étranges ou pas…
En avoir pleinement conscience en cadrant ne m’a pas empêchée de déclencher. Sans regret d’ailleurs. Donc, oui, je contribue à véhiculer un cliché du Vietnam avec ses rivières bordées de nénuphars en fleurs serpentant autour de pics karstiques et sur lesquelles on peut naviguer, tranquillement, à bord d’embarcations à fond plat en avançant à l’aide d’une longue tige en bambou protégés du soleil par un chapeau pointu… Enfin, inutile de vous faire un dessin. C’est juste au dessus. En même temps, ce cliché-là, authentique scène de la vie courante locale, est passé sous mes yeux des dizaines de fois (oui, j’exagère un peu). Et chaque fois, j’ai été saisie par sa beauté, par sa simplicité, par sa pureté. Et puis, quand bien même, rien n’interdit au photographe de prendre des clichés, si ?
Ce moment, précédant l’arrivée au sommet, où l’on ne peut pas savoir ce qu’il y a de l’autre côté… Ce qui ne nous empêche pas d’y aller les yeux ouverts.
Il y a différentes façons de s’imprégner d’une nouvelle ville. J’entends par là, d’une ville où l’on met les pieds pour la toute première fois toute toute. Tout dépend évidemment de la ville. Certaines résistent aux voyageurs, ne se livrant vraiment qu’au bout de quelques jours, voire plus. D’autres, au contraire, ne leur laissent absolument aucun répit : elles leur sautent à la gorge, au cœur et au corps, les arrachent à leur torpeur de décalé temporel, les inondent de leurs odeurs, de leurs lumières, de leurs bruits, de leurs flux, de tout cela à la fois et en même temps.
Calée au creux d’un carrefour, je me laisse emporter de longues minutes, je suffoque de tant de pollution directe ; je sursaute en suivant les chassés-croisés motorisés ; je me frotte les tempes qui tambourinent ; je cligne des yeux, irrités. Je suis clairement agressée de toutes pores et pourtant, je n’arrive pas à décoller. Je n’arrive pas à m’exfiltrer de cette atmosphère envoûtante. Et reste plantée là, à observer. En réalité, je me sens littéralement hypnotisée par ce mouvement perpétuel qui, par définition, n’offre aucune accalmie. Je suis du regard ces vies qui filent et qui défilent sans se laisser impressionner car c’est ainsi que passe le temps, ici.
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