Toujours choisir son chien en fonction du motif de son carrelage, ou inversement, ce qui entraîne potentiellement des travaux…
Qui eût cru qu’un cerveau en deux dimensions allaient devenir le terrain de jeu d’une horde de skaters tous coiffés d’un bonnet ou d’une casquette ? Flashback. Prenez un pot de peinture noire et un autre, orange. Dessinez quelques circonvolutions symétriques au sol selon une route faussement labyrinthique. Puis éloignez-vous. C’est tout. Pas de panneau, pas d’affiche, pas de règles. Rien. Après quelques minutes – ces nouvelles peintures sèchent vraiment très vite -, une personne s’arrête, balayant intensément du regard la zone bigarrée. Se gratte la tête – preuve qu’elle réfléchit – avant de lancer un regard désespéré à un congénère arrivant dans sa direction. Intrigué, l’autre marque le pas à son tour. Tous les deux, côte à côte, scrutent et se grattent la tignasse… pour en conclure que « l’art aujourd’hui, c’est à rien y comprendre », voire « c’est n’importe quoi ! » ou pire « à quoi ça sert ? ».
C’est alors que des jumeaux arrivent dans leur champ visuel accompagnés de leur grand-père et se placent au bord du précipice orange. Sans concertation télépathique, chacun pose alors les pieds dans la masse et se met à courir en suivant les courbes définies par l’artiste en veillant scrupuleusement à ne pas dépasser les limites, comme s’ils faisaient du coloriage. Leur ascendant, appelé sur la table d’opération, leur emboite rapidement, mais un peu maladroitement, le pas, à cause de cette fichue hanche qui lui joue des tours au crépuscule de sa vie… Les voilà tous les trois à faire des allers-retours sur une simple surface peinturlurée prenant autant de plaisir que s’ils faisaient des montagnes russes (une alternative pour les personnes sujettes au vertige peut-être ?). L’artiste a créé un mystère, les enfants lui ont donné un sens…
La réponse est oui, tous ces points de couleur sont des chewing-gum ! Et oui encore, ils sont bien collés sur des pans de murs entiers… Et oui enfin, c’est totalement dégoûtant ! On ne peut s’empêcher néanmoins d’être, beurk, fasciné par ces gommes mâchouillées par des centaines de milliers de dents appartenant à des bouches baveuses de visiteurs d’un jour ou de toujours, et collées les unes sur les autres, les unes à côté des autres, les unes dans les autres… Beurk bis repetita. Le Gum Wall, c’est son nom, est ainsi l’une des curiosités touristiques les plus pathogènes de Seattle. Et probablement du monde. J’étais prévenue. Même si sceptique. J’avais des instructions pour le trouver. Encore qu’un odorat un peu fin aurait probablement permis de repérer d’assez loin l’odeur artificielle si caractéristique de ces machines à produire de l’air…
On s’en doute à voir, ou plutôt, à ne plus voir le mur, la tradition ne date pas d’hier. Les petites boules s’entassent ainsi depuis 18 ans ! Nous allons bientôt pouvoir lancer des recherches archéologiques d’un nouveau genre ! Et une carotte de chewing-gum, s’il-vous-plaît, une ! « Hum, celui-ci remonte à 2002. En analysant ces poussières trouvées au milieu, je peux même affirmer qu’il a été collé sur le mur le 12 novembre… Quant à l’analyse ADN, elle nous révèle que le mâcheur était blond et qu’il n’avait probablement plus sa 2e prémolaire droite (déduction de la trace des dents laissée sur la gomme, aucun rapport avec l’ADN). » Pour la petite histoire, car on n’accroche pas son chewing-gum sur un mur, comme ça, sans raison, le dit mur appartient à un théâtre, dont on voit, beurk ter, encore, le guichet… Attention où vous posez vos affaires quand vous prenez une place ! Un jour d’attente un peu longue, un futur spectateur a eu une idée de génie (Seattle, c’est écrit noir sur blanc dans les guides, est une ville d’inventeurs de génie… Microsoft est né là, Starbucks aussi… je cite leurs exemples… reste à définir le génie… bref…)… L’idée de génie donc : « J’en ai marre d’attendre. Et si je créais un mur de chewing-gum, tiens ! Ce serait beau et tellement absurde et insensé que tout le monde me suivrait ! » Il avait raison sur la 2e partie de l’assertion… Pour la première, il faut simplement faire abstraction de la réalité, ce qui n’est pas tous les jours facile, il faut bien l’admettre. Voilà, des gens ont ainsi commencé à coller leur chewing-gum, en y coinçant une petite pièce jaune (pas d’opération de récupération pour l’instant), alors qu’ils faisaient (im)patiemment la queue devant le théâtre. Théâtre qui a nettoyé le mur à deux reprises, avant de laisser la nature masticatoire de l’homme faire son travail devant le succès grandissant de l’œuvre d’art collaborative. Et même de l’encourager en vendant lui-même des boules de gomme à mâcher bigarrées… Hé, on est en Amérique !
Lorsque nous faisons des milliers de kilomètres pour nous rendre dans des lieux prétendument remarquables (et nous savons bien qu’ils le sont puisque, au préalable, nous en avons cherché des images dans des livres, des guides, sur Internet, une curiosité maladive nous gâchant partiellement la surprise…), et par ailleurs situés en plein désert (ce qui nécessite un certain effort de la part des visiteurs), nous espérons secrètement, autant que naïvement, non pas les découvrir seul(s) – pure illusion -, mais au moins en petit comité.
Pouvoir entrer dans ce canyon aux couleurs ocres à l’heure où le soleil est au zénith sans faire la queue ; y errer librement sans que le regard ne se heurte à un autre corps découvreur ; apprécier la chute de température sur nos bras découverts, la chair de poule naissante, en passant de la lumière à l’ombre sans entendre qui que ce soit se fendre d’un « il fait froid tout d’un coup » ; suivre les particules de poussière jouant avec la gravitation révélées par les rais du soleil ayant réussi à se faufiler entre les parois rocheuses rapprochées et lissées par les flots sans sentir la pression montante d’un autre groupe en approche… En somme, inspirer et expirer avec l’espace. Dans la pratique, milliers de kilomètres et désert n’y font rien, et il faut souvent réussir à composer avec les autres. Donc, ralentir le pas, se mettre à l’écart, les laisser avancer jusqu’à ce qu’ils disparaissent définitivement et ainsi, être en mesure de capter cette fenêtre où nous serons enfin seul au cœur de la place. Le répit est de courte durée, mais, heureusement, il existe…
12 Share on Facebook
Share on Facebook4 Share on Facebook
Share on FacebookVous comprendrez, j’espère, que cet endroit doive rester secret… On se transmet son emplacement exact de génération en génération, et, un peu comme avec les astrophysiciens, il faut qu’un membre du groupe trépasse pour pouvoir en introniser un nouveau. C’est que ce qui s’échange là, à l’abri des regards et en silence, est extrêmement précieux. […]
Share on Facebook