Je l’ai réalisé tout à l’heure et j’ai bien dû recompter à deux reprises pour l’admettre : cela fait 44 jours que je ne vous ai pas amenés à la mer… La dernière fois, c’était le 28 septembre, à Hawaii, le détour joyeux. Je vous l’accorde, il y a pire. Mais 44 jours ! Une éternité en temps de coccinelle. Pour moi également. Même si elle n’existe pas, l’éternité. Cela se finit toujours un jour, on ne sait jamais trop quand. Parfois calmement, parfois avec pertes et fracas. Comme cette vague un peu mégalomaniaque, qui au lieu de s’éteindre discrètement en se laissant absorber par le sable détrempé du littoral, à l’instar de ses sœurs d’eau, a, dans un dernier sursaut d’énergie, préféré faire son show, sa star en se jetant de tout son corps sur ce rocher à fleur de plage et éclabousser sa mère nourricière de son originalité tapageuse.
Coup de génie – un peu limite quand même – de l’inventeur de cette attraction étonnante puisqu’il a trouvé comment faire pour que les enfants s’arrêtent de jouer sans avoir à le répéter 36 fois… Il les fait entrer dans une bulle – jusque là, tout va bien même si c’est un peu étrange -, il gonfle la bulle à l’aide d’une machine bruyante qui pulse l’air à la vitesse de la lumière – les petits sont tout ébouriffés mais ce n’est rien comparé à ce qui les attend – puis il les envoie valdinguer dans un bassin de 60 cm de profondeur (rempli d’eau bien sûr, sinon ce serait vraiment cruel). Les voilà donc à tournebouler dans leur bulle, à tenter de se redresser – en vain souvent – pour avancer, à faire des bonds sur l’eau sans se mouiller, à rire aux éclats, à s’essouffler à force de pédaler dans le vide comme des hamsters dans leur roue… Cela pourrait durer des heures ! Et c’est là que l’inventeur est brillant donc : la dose d’air qu’il envoie dans la bulle au début correspond plus ou moins – cela dépend de l’ardeur des enfants – à 15 minutes. Au-delà, après s’être ainsi dépensés, ils commencent à suffoquer, à manquer d’air, à paniquer et donc à se diriger naturellement vers la sortie ! Certes, c’est un peu radical mais c’est très efficace !
Qui a dit ça ? Parce que, franchement, c’est du grand n’importe quoi, vous ne trouvez pas ? Ce « ce qui est fait n’est plus à faire » n’est qu’une pseudo-méthode anti-procrastination qui se heurte à plus forte qu’elle. La réalité ! Exemple : cela fait 11 mois que vous vous répétez chaque semaine que vous avez prévu d’aller nager à la piscine du coin car un minimum d’exercice ne vous ferait pas de mal tout en trouvant une excuse hebdomadaire pour ne pas vous y rendre : pas le temps, un rendez-vous, pas épilée, il pleut, mal au ventre, fait froid, pas envie, trop grosse, trop de monde, maillot moche… Et le jour où, enfin, vous avez réussi à expulser toutes ces mauvaises raisons, ce jour-là où, tel un écolier la veille de sa rentrée, vous avez fait votre petit sac en veillant bien à ne pas oublier vos tongs (pour ne pas attraper de verrue), votre shampoing (pour enlever cette persistante odeur de chlore que vous allez quand même vous traîner pendant 3 jours), votre serviette (évidemment), votre bonnet de bain (parce qu’il ne faudrait pas prendre froid non plus), votre maillot (même si vous ne ressemblez à rien dedans) et vos lunettes (pour ne pas avoir l’air d’un lapin au premier stade de la myxomatose en sortant), et bien ce jour-là, vous débarquez à la piscine. Oui, vous débarquez à la piscine et la porte est fermée. Une feuille blanche est maladroitement scotchée dessus avec un mot écrit en comic sans ms corps 18, une police que vous détestez, informant son aimable clientèle que la piscine est exceptionnellement fermée pour inventaire. Des gouttes d’eau ! Cela va prendre cinq jours s’ils s’y mettent à quatre. Et ils s’excusent pour la gêne occasionnée et patati et patata ! Mais ce qu’ils ne savent pas, c’est que les piscines ont perdu une cliente à vie ! Tant pis pour l’exercice ! Il y a le vélo !
Même chose, au hasard, avec vos fenêtres. Oui, vos fenêtres. Surtout leurs vitres qui accrochent les éructations noirâtres de la ville, les traces de doigts gras, les fientes blanches de pigeons, les toiles d’araignées déglinguées, devant lesquelles vous passez le matin en vous disant : « ce serait bien de les nettoyer quand même, on y verrait mieux à l’intérieur ! ». Et vous vous répétez ça, de temps en temps, histoire de vous donner bonne conscience. Il y a même des jours où vous croyez presque que vous allez vraiment le faire. Mais non, la journée passe, vous avez des excuses. Comme pour la piscine. Jusqu’au jour où, je ne sais pas, peut-être grâce au soleil matinal, à l’urgence du moment, à la goutte qui fait déborder le vase, vous vous dites, « ça y est, c’est le grand jour : je lave les carreaux ! ». Alors vous sortez votre petite bassine, votre éponge, votre raclette, votre produit, votre tabouret, vous essayez de faire comme les pros qui vous nettoient 4 m2 en 10 secondes sans laisser de traces mais vous n’y arrivez pas, mais vous y allez de bon cœur, à chaque carreau nettoyé, vous avez l’impression de redécouvrir le paysage, si net, si clair, si lumineux, vous continuez, ça vous prend deux heures mais vous êtes heureux. Et là, avec tout le mal que vous vous êtes donné, la seule chose que vous espérez, à part que tout le monde dans la maison remarque le beau travail que vous avez accompli et vous félicite pour cette initiative, est qu’il ne pleuve pas avant, mettons 3 semaines ! Sauf que dans la réalité, une fois que les carreaux sont propres, il pleut toujours dans les 24h ! Et qu’en observant la larme à l’œil (pas rouge car vous aviez des lunettes) les gouttes ruisseler sur vos vitres toutes propres, vous voyez le cycle se reproduire, les particules, les fientes, les toiles, les traces, vous repassez tout ce processus long et fastidieux qui vous a conduit à nettoyer vos carreaux la veille et soudainement, vous entendez la pluie vous murmurer : « ça ne sert à rien, ça ne sert à rien… ». La garce ! Alors, oui, ce qui est fait n’est plus à faire, c’est juste à refaire !
J’ai vu cette image avant de la faire. Non qu’elle ait déjà été prise par quelqu’un d’autre ou que je l’aie rêvée, je l’ai tout simplement visualisée avant qu’elle n’existe. Et ce, de façon aussi instantanée que très claire. J’ai vu les gouttes d’eau se transformer en filets blancs venant strier l’image sur toute sa longueur donnant ainsi l’impression de l’improbable – une ondée par temps clair – ou d’une manipulation – un énième filtre arracheur de matière -. Mieux, d’un petit mystère.
Dès lors, la difficulté n’a donc pas été de savoir quelle image j’allais pouvoir composer avec cette cascade aperçue au loin, ces rochers recouverts d’algues et ces personnes déambulant sur la plage à marée basse, un peu comme l’on peut se demander le soir, la tête dans le frigidaire et le bras posé sur sa porte, ce que l’on va bien pouvoir mitonner avec ces deux tomates, ces trois cœurs d’artichaut et cette tranche et demie de rôti, mais comment j’allais réussir à créer, avec un minimum de moyens, cette image-là très précisément, compromis complexe de deux temporalités opposées : enregistrer le mouvement, donc le temps qui passe, et, en même temps, saisir le mouvement, donc, l’instant.
Je ne sais pas comment vous fonctionnez, vous (oui, nous sommes tous un peu des machines, ne nous leurrons pas !), mais, personnellement, je suis une adepte des listes. Et je ne parle pas spécifiquement des listes de courses. Mais plutôt des listes de choses à faire… Les listes, donc, j’en fait matin, midi et soir. Ce qui peut donner l’impression que j’ai beaucoup de choses à faire. En tout cas, c’est ce dont je veux me convaincre noir sur blanc. Je fais des listes à court terme – le programme de la journée -, des listes à moyen terme – ce qui serait bien d’achever d’ici la fin de la semaine ou du mois – et des listes à long terme – réussir ma vie, mais chacun sait que ça ne veut pas dire grand chose. Evidemment, ce que l’on met dans la liste à moyen terme a une incidence directe sur la liste à court terme, puisque ce qui est à faire pour la fin de semaine ou de mois ne se fera pas tout seul, c’est-à-dire sans intégrer, même de façon partielle, une voire plusieurs liste(s) à court terme. A fortiori, la somme des listes à court et moyen termes est sensée vous permettre de répondre aux objectifs de votre liste à long terme. Nous voyons donc assez rapidement comment cette segmentation du temps – le vôtre, le nôtre, le mien – et des activités qui le décomposent peut devenir un véritable casse-tête lorsque le matin, devant votre feuille blanche, vous commencez à lister les affaires du jour…
La première règle à observer pour établir ce programme est de jeter un œil à celui de la veille. Il y a en effet malheureusement souvent un reliquat, une petite, ou grande d’ailleurs, chose que l’on n’a pas eu/pris le temps de faire et qu’il faut malgré tout achever dans un délai raisonnable (ie pour être en mesure de respecter la liste à moyen terme…). Voilà, consciencieux, vous reportez donc cet inachevé en tête de votre liste, que vous complétez par le reste, ce que vous planifiez d’abattre en ce jour précisément. C’est le matin, il est tôt, vous êtes relativement optimiste sur votre capacité de travail et de concentration, les lignes de votre petit carnet se remplissent vite, et avec elles, votre journée défile sous vos yeux.
Je fais une parenthèse : de façon très pratique, j’alterne entre des listes classiques – une ligne, une action – et des topogrammes – ma petite révolution interne -, qui permet de relier certaines actions entre elles en les scindant en différentes étapes. Psychologiquement, c’est mieux. Exemple : vous avez un article à écrire sur Hawaii (c’est mon cas pour le prochain Umag). Sur la liste linéaire, j’écrirai : article Hawaii. Tout de suite, comme ça, c’est un peu bloquant. Dans le topogramme en revanche, je décomposerai : sélection des photos, envoi au maquettiste, recherche des informations, rédaction. C’est exactement la même quantité de travail mais le fait de l’avoir découpée en petites étapes le rend beaucoup plus accessible. Et puis, cela donne l’occasion de barrer une phase intermédiaire sans attendre d’avoir complètement fini. Or raturer (d’un trait sec et sûr le matin, ou, en fin de journée, de plusieurs appuyés et nerveux) un, idéalement, des élément(s) de sa liste est absolument primordial pour que cet exercice même de dressage de liste conserve un sens à vos yeux ! Fin de la parenthèse.
J’évoquais l’optimisme matinal chaque jour renouvelé malgré ces fameux reliquats qui devraient pourtant nous mettre la puce à l’oreille. Le matin, d’une certaine manière, vous êtes un idéa-liste. Vous croyez que tout est possible, que, même si les journées ne feront jamais plus de 24h, vous aurez le temps de faire tout ce que vous aviez prévu aujourd’hui plus ce qui vous reste de la veille donc, et sûrement de l’avant-veille et de la semaine passée aussi. Ce n’est pas que vous n’y mettiez pas du vôtre – peut-être un peu – ou que vous ne sachiez pas vraiment vous organiser – peut-être un peu – mais le problème avec les listes, c’est qu’elles sont systématiquement perturbées par les imprévus, les impondérables, ce qui vous tombe dessus sans prévenir et que vous ne pouvez vous permettre de reporter pour une raison x ou y. C’est dans ces moments-là, alors que cela fait 4 heures que vous n’avez rien barré sur votre joli topogramme fait avec amour à 8h12 le matin même, que vous vous sentez totalement sous l’eau, submergé et que vous comprenez qu’à nouveau, tout cela était bien irréa-liste !
Si le voyageur peut accepter, sous certaines conditions, d’être taxé de touriste – ce qu’il est quoi qu’il en pense et malgré la connotation négative que peut recouvrir ce terme -, il est nettement moins flexible et compréhensif lorsque d’autres voudraient voir en lui un simple mouton de Panurge suivant le flux sans réfléchir. Ou les conseils de son guide de voyage dont il a indéniablement besoin tout en ressentant une petite gêne d’avoir recours à cet appendice pour appréhender l’inconnu. Dans ce contexte nimbé d’illusions, ce que le voyageur aime par dessus tout est donc cette sensation de ne pas être un touriste comme les autres.
Imaginez donc sa fierté lorsqu’un autochtone avec qui il a sympathisé partage ses plans préférés, ceux-là même qui ne se trouvent pas dans les anti-sèches du migrant temporaire qu’il est et qui sont à peine indiquées sur les cartes. « Là, sur cette route, entre telle ville et telle autre, une piste partira à la perpendiculaire, il ne faudra pas la rater car il n’y a aucune indication, vous bifurquerez là et ensuite vous devrez rouler une bonne dizaine de minutes avant d’atteindre cette petite plage magnifique et isolée que seuls les gens du coin connaissent… » Bien évidemment, le voyageur ne verra la fameuse piste que seulement après l’avoir dépassée, il pestera le temps de son demi-tour à la hussarde tout en souriant légèrement, conscient de n’avoir jamais été aussi près d’un endroit « spécial ». Chaque virage sera une aventure en soi et lorsque, pour la première fois, il apercevra ladite plage au loin, effectivement perdue au milieu de nulle part et peu fréquentée, il garera sa voiture sur le bas-côté pour immortaliser cet instant avant d’achever son trajet et de foncer tête baissée dans une eau qu’il ne pouvait imaginer si translucide et turquoise. Et là, tel un poisson dans l’eau, il pensera que, définitivement, il n’est pas un mouton.
Il y a quelques années, une blague courait dans le milieu des étoiles et de l’univers que je convoitais, proclamant en substance et sans peur des répétitions : « Pour devenir astrophysicien, il faut attendre qu’un astrophysicien meure ! ». L’espérance de vie augmentant, même chez les hommes (plus nombreux que les femmes dans ce domaine), cette petite phrase rappelait aux jeunes qui rêvaient d’une aventure cosmique qu’ils allaient devoir s’armer de patience (éventuellement de cyanure), et qu’après tout, cela n’était pas totalement incompatible avec les temps immémoriaux qu’ils allaient chercher à explorer, remontant à des millions voire milliards d’années. Car si, dans notre vie quotidienne, nous devons nous satisfaire du présent et de l’instant d’après, en astro, le voyage dans le temps existe. C’est magique ! Mais c’est lent… En plus d’attendre la mort du vieil astrophysicien, l’apprenti étoilé comprend ainsi assez vite qu’il va devoir se montrer humble, les mystères de l’univers ne se laissant pas approcher facilement. Et donc potentiellement attendre 10, 15, 22, 36 ans pour obtenir un embryon de réponse à la question qu’il se pose. Et là, c’est l’hypothèse optimiste.
C’est précisément à ce moment que je suis définitivement sortie de mon orbite céleste pour aller rêver sur la terre ferme. Si chercher est une chose, ne pas trouver en est une autre. Pire, pour le jeune pressé plein d’espérance, ne pas trouver relève de l’échec. Cela évolue avec le temps… Voilà donc que la mort de John Mainstone il y a quelques semaines, dont j’ai appris l’existence à cette funeste occasion, m’a plongée dans une sorte d’admiration dubitative et de colère visqueuse. Le chercheur était le dernier responsable de la fameuse « expérience de la goutte de poix », présentée partout comme la plus longue au monde puisqu’elle a commencé en 1927. L’hypothèse : des substances a priori solides sont en fait des liquides à la viscosité très élevée. La matière test : la poix. L’expérience : en verser dans un entonnoir en verre et observer son « écoulement », ce qui devient possible dès 1930. Indéniablement excitant ! Car comme les étoiles aux confins de l’univers, la poix se fait désirer. Il faut ainsi 8 ans à la première goutte pour qu’elle daigne se désolidariser du bloc dont elle était issu. La suite est du même tonneau : la 2e choit en 47, la 3e en 54, la 4e en 62, la 5e en 70, la 6e en 79, la 7e en 88 et la 8e en 2000… Mainstone, mort à 78 ans (l’espérance de vie des australiens mâles est de 79 ans…), faisait la vigie depuis 1961. Le temps de cinq gouttes. Et pourtant, celui qui a prédit la 9e avant la fin de l’année n’en a jamais vu aucune faire le grand saut ! Je trouve cela affreusement ironique, terriblement machiavélique et cruel de la part des gouttes de poix ! Elles auraient pu avoir la décence de s’effondrer au moins une fois devant lui. Un étudiant aurait fait résonner Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss et la goutte serait tombée au ralenti. Cela aurait été beau, puissant ; Mainstone aurait pleuré à grosses gouttes (c’est plus rentable, elles coulent plus vite !), puis pensé qu’il n’avait pas attendu toutes ces années pour rien ; le soir, il aurait ramené un bouquet de pétunias mauves à sa femme qui n’y croyait plus et le lendemain, il serait retourné au labo en osant rêver d’autre chose…
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Share on FacebookQue vous soyez en avion, en bus, en train ou en bateau, si le placement est libre, un chaos certain s’empare instinctivement du troupeau d’humains qui cherche à l’intégrer. Le voilà qui trépigne à l’entrée dudit véhicule comme si sa vie en dépendait. Le Français est particulièrement doué dans cette indiscipline perçue comme un manque […]
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