Cela procède exactement du même réflexe. Du même réflexe que quoi ? Que celui que vous avez lorsque vous marchez tranquillement dans la rue et que vous apercevez le bras tendu d’une personne, pointant une zone très précise. Le bras n’est pas une condition sine qua none et il suffit parfois d’un regard simple mais insistant dans une direction inattendue – en l’air, par terre – pour que vous soyez distrait. Instinctivement, même si vous êtes accompagné, absorbé, pressé, même si donc, votre mouvement est furtif, vous interprétez ce geste comme un appel et tournez la tête vers la direction indiquée tout en continuant à être accompagné, absorbé, pressé. Pour y découvrir quoi ? Une étoile filante déjà consumée, une petite fille saluant sa mère depuis la fenêtre du 4e, une limace orange perdue sur le macadam, un pigeon sans pattes accroché à un fil électrique par la seule force de son bec, une tête de mort sur la façade sculpturale d’une université, un magasin que, comme c’est étrange, vous cherchiez vous aussi, un pot de fleur emporté par un violent coup de vent, un arc-en-ciel entre deux immeubles…
Je vous laisse imaginer à quel point peut intriguer un couple penché au dessus d’un pont déserté (sauf par soi) reliant deux morceaux de forêt enveloppée dans une épaisse brume alors même que l’on est en plein mois d’août. Ont-ils vu passer quelque chose de suffisamment intriguant depuis leur voiture pour qu’ils décident de s’arrêter et de s’en extraire ? Forte de mon expérience du bras tendu ou du regard insistant – rarement pour rien -, cela semblerait plutôt logique… Pour en avoir le cœur net, je me suis donc à mon tour approchée de la rambarde avec l’appréhension d’une personne progressant à tâtons dans le noir. Je me suis penchée à l’endroit même où ils l’avaient fait quelques secondes plus tôt et j’ai regardé. Pour découvrir quoi ? Le lit évanescent, en grande partie asséché et rocailleux d’une rivière à l’eau glacée provenant d’une neige persistante ne consentant toujours pas à fondre massivement dans les hauteurs. Une curiosité toute saine finalement…
En apercevant, au détour d’un virage serré, cette femme en imper rouge et parapluie blanc filer vers la lumière sous cette chape d’arbres verts, touffus et hauts, je voyais déjà une image fantasmée, rêvée, tout en étant bien consciente qu’il était trop tard et qu’elle allait m’échapper. Je savais que la pluie et la faible lumière de cette fin de journée de mai, responsables de l’existence même de cette scène fugitive, allaient aussi être la raison pour laquelle je n’allais pas pouvoir la capter dignement. Je savais enfin qu’à ce duo, il fallait ajouter le facteur temps, qui fait toujours défaut lorsque l’on court après une image sublimée par la pensée. Pourtant, en sachant que c’était peine perdue, que j’allais passer à côté de mon image, j’ai quand même déclenché. Pourquoi ?
Une partie de moi espérait une erreur de jugement, et donc une sorte de miracle, tandis que l’autre était simplement dominée par l’instinct du chasseur, souvent plus fort que la raison… Pas de miracle : l’image est aussi floue qu’anticipée, un flou un peu gênant quand même, ce qui n’est pas le cas de tous les flous. Alors, à nouveau, pourquoi cette image est-elle là ? A cause de cette silhouette féminine, gracile, frêle figure humaine presque écrasée par la nature enveloppante, se dirigeant promptement vers cet horizon optimiste ; à cause de ce rouge vif éclairant cette image comme un phare, qui font que, même avec ses défauts, j’aime cette photographie. Et, qu’à ce titre, je souhaite vous la présenter.
Choisir entre deux images presque semblables mais fondamentalement différentes est un dilemme récurrent, qui me pousse soit vers la solution de facilité – celle de ne pas choisir – soit, quand j’opte pour l’une ou pour l’autre, à me demander 106 fois si j’ai pris la bonne décision, ce qui est insupportable… Choisir entre des « choses » presque semblables mais fondamentalement différentes, de manière générale, est un acte que je n’affectionne pas particulièrement. Cette inaptitude remonte à très loin…
Me voilà donc, en culottes courtes, dans une bijouterie à devoir choisir entre deux montres que j’ai réussi à extraire d’une vitrine et de tiroirs qui en contenaient probablement des dizaines (au moins !). J’ai oublié, mais telle que je me connais, il devait y en avoir une un peu sportive et une autre plutôt classe. En revanche, je me souviens parfaitement de la réaction de la vendeuse : « Mais elles sont totalement différentes ! » lâché sur un ton condescendant traduisant le fond de sa pensée : « N’im-por-te quoi ! ». Bien élevée, mais pas sourde aux nuances de la langue, je n’avais absolument rien rétorqué à cette bécasse mais avais marmonné, intérieurement moi aussi : « Quel intérêt à hésiter entre deux montres qui se ressemblent ? C’est elle, n’importe quoi ! » Comme s’il devait y avoir continuité dans les goûts et les couleurs, comme si aimer la rudesse du punk rock n’était pas compatible avec le fait d’apprécier la douceur du classique. C’est très limitant comme approche et totalement réducteur face à l’étendue réelle de nos sensations, et, a fortiori, de ce qui les provoque. Tout dépend du moment, sachant que dans le cas des montres, mêmes différentes, elles donnent toutes deux la même heure !
J’aurais cependant dû me méfier à l’époque, interpréter cette histoire de montre avec un peu plus de discernement sur les pièges qu’elle allait, plus tard, me tendre. Car, à mes yeux, choisir, dans ces circonstances-là, c’est renoncer à l’autre, à l’alternative, c’est se fermer des portes, c’est établir une hiérarchie même involontairement, c’est se dire que telle option est « meilleure » que l’autre alors qu’elle est simplement différente… Ainsi en est-il de ces deux images, de ces deux montages créés à partir d’une même photographie, qui se suffirait pourtant à elle-même. Sur cette base commune et dans cette quête de superpositions de sens, j’ai naturellement suivi deux pistes, aboutissant logiquement, après quelques essais, à deux visuels renvoyant à des idées, des sensations voire des émotions différentes. Deux images que j’aime autant l’une que l’autre et que je trouve également intéressantes, ce qui m’empêche donc d’en mettre une de côté et me fait opter pour la solution de facilité : les partager toutes les deux…
Et vous, laquelle auriez-vous choisie ?
La progression vélocipédique de cette jeune femme gantée au cœur des ruelles d’Osaka aurait pu être totalement chaotique et même gênante à observer. Flanquée de ses deux sacs bien gonflés lestant son bras gauche au bout duquel se dresse vigoureusement un parapluie-ombrelle la protégeant des rayons du soleil et l’obligeant à ne se servir que du bras droit pour la diriger, personne ne lui en aurait réellement voulu. Pourtant, en lieu et place de ce numéro comique et balourd de cirque que nous aurions certainement offert à l’assemblée si les rôles avaient été inversés, nous voici face à une équilibriste filant droit sur la route, dénotant d’une maîtrise parfaite et fascinante de son corps, jusqu’à ce visage, impassible, sérieux, qui ne laisse transparaître aucun signe d’effort, de fatigue, voire de satisfaction…
Cette femme, en train de repasser son pull sur le Pont Neuf, est certainement atteinte de ce que j’appelle « une urgence du moment ». Vous connaissez, j’en suis certaine, même si vous avez donné un autre nom (lequel, ça m’intéresse ?) à cet étrange phénomène qui vous prend, de temps en temps, sans crier gare… Car « l’urgence du moment », concrètement, c’est ce besoin irrépressible que vous pouvez ressentir de réaliser une action précise, là, dans l’instant, alors qu’il n’y a fondamentalement aucune urgence et que vous êtes parfois même déjà occupé à faire quelque chose d’autre. L’urgence du moment, c’est une sorte de force ultime, supérieure à votre raison, qui vous intime l’ordre de tout stopper pour en finir avec elle. Evidemment, l’action précise en question est souvent futile. Là, tout de suite, sans plus attendre, que vous soyez chez vous ou ailleurs, vous devez vous couper les ongles ou ceux de votre mari, repasser votre tenue en pleine rue, trier vos chaussettes noires qui sont toutes mélangées ce qui n’est pas pratique le matin, couper ces fils qui dépassent de votre pull, laver sa voiture, ranger cette pile de livres que vous ne supportez plus aujourd’hui alors qu’elle est là depuis un mois (ce qui peut expliquer cela)… L’urgence du moment, accomplie en présence d’un témoin extérieur, n’est pas toujours facile à assumer (voire comprise) :
– Mais que fais-tu ?
– Cela se voit non ? Je passe le balai !
– Mais il est 23h44… ça peut peut-être attendre demain, non ?
– Et bien non justement ! Cela ne peut pas attendre demain ! J’en ai marre de cette poussière ! Elle m’insupporte ! C’est incroyable tout ce que cette ville charrie comme saletés ! Donc, je passe le balai, je dormirai mieux…
Un conseil : ne jamais confronter une victime d’une urgence du moment à sa propre étrangeté. Elle a tout à fait conscience d’être quasi possédée par un enjeu suprême totalement artificiel, ce qui a d’ailleurs le don de l’énerver car, dans ces circonstances, elle ne maîtrise rien. Donc, évitez d’en rajouter une couche… Si vous voyez une personne agir bizarrement, s’interrompre brutalement dans sa lecture, son tri de photos, sa recette pour accomplir une mission dont elle se croit investie et qui vous apparaît plutôt déplacée à cet instant, surtout, faites comme si de rien était ! Une fois la chose faite, comme si elle se réveillait d’une courte séance d’hypnose, la personne reprendra l’activité qu’elle a temporairement abandonnée avec le sourire de quelqu’un qui a enfin réussi à barrer une ligne sur sa liste de choses à faire !
Entre l’excitation de l’expérimentation à l’instant t et la mélancolie à laquelle elle fait écho a posteriori, maintenant par exemple, je creuse une piste incertaine dont je vous livre les premières traces. 16 images entre passé et présent à découvrir ici. 10 Share on Facebook
Share on Facebook38°12’42 » N 119°00’46 » O. Ou, plus rapidement, Bodie. Une ville sans vie. Sans corps donc, hormis ceux des visiteurs du temps. Une ville fantôme, érigée à l’heure de la ruée vers l’or et que l’on découvre, un peu perdue, à flancs de collines californiennes. Naissance au milieu du 19ème siècle, quelque chose comme ça. Au […]
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