Cela s’est passé à un feu tricolore. Niveau le plus élevé sur l’échelle du non-mouvement. Rouge. J’étais perchée sur mon fidèle destrier – 22 kgs tout mouillé -, celui-là même avec lequel je traverse la vi(ll)e les cheveux – courts – au vent, mon bien nommé Vélib – chaque fois différent certes -, et j’ai senti que c’était le moment idéal. Idéal pour dire ce que j’avais sur le cœur, annoncer à voix haute ce qui me trottait dans la tête depuis un certain temps, quand bien même cela allait en désarçonner plus d’un. Le pied droit posé au sol, la main droite figée sur le frein, je me suis donc tournée et j’ai lancé, le plus sereinement et sérieusement possible :
– Je crois que j’ai envie de me faire tatouer.
J’avais réussi à énoncer ma phrase d’une traite et sans bafouiller. Et j’en étais étrangement fière. Dire les choses est parfois aussi complexe que de les réaliser.
Silence parmi les cyclistes. Puis rire. Et réplique.
– On dirait que tu fais un coming out !
Vert. Voilà, je venais donc de faire mon coming out de tatouage ! Moi, moi qui n’avais jamais souhaité la moindre intervention sur mon corps susceptible d’en altérer l’intégrité, tout d’un coup, ou presque, je souhaitais me faire tatouer. C’est-à-dire faire apposer des marques indélébiles sur ce sanctuaire. Mon aveu rendu public, plusieurs questions restaient néanmoins en suspens : pourquoi, où, par qui, quoi et quand ? Le « pourquoi » est une question fondamentale intimement liée au « par qui ». Ainsi, sans la rencontre – virtuelle seulement – avec le sublime et subtil travail de Roberel, l’idée même de me faire tatouer aurait glissé sur ma peau comme une goutte de pluie sur une feuille de nénuphar, autrement dit, sans laisser de trace. C’est donc là le point de départ d’une envie, d’un revirement de situation.
Mais si l’envie insinue le doute, la mise en évidence d’une raison vient lui donner plus de corps, plus de crédit en quelque sorte. Et cette raison me semble être à la fois politique et humaine, si tant est que cela ait un sens. Car cette soudaine envie de me faire tatouer, aussi étrange que cela puisse paraître, y compris à mes yeux, est née d’une réaction épidermique face au sort des réfugiés risquant leur peau pour une vie meilleure, face à ces inégalités de naissance contre lesquelles il peut sembler utopique ou naïf de lutter…
Tout d’un coup, j’ai eu envie de faire graver sur ma peau, dans ma chair, et de façon irréversible, cette idée que j’étais un être humain ; que je vivais sur une magnifique planète que je partageais avec des milliards d’autres êtres humains comme moi ; qu’ensemble, nous formions l’humanité, et que cette précieuse et singulière humanité, que certains s’échinent à souiller et à détruire méthodiquement, faisait elle-même partie d’un tout – l’univers -, mystérieux, extraordinaire, beau, dont nous sommes absolument incapables d’appréhender la taille tant elle est hors de nos échelles habituelles et dont nous n’avons naturellement pas conscience la grande majorité de notre vie. Et cette idée, assurément complexe à incarner, je la voulais déployée sur mon bras droit en entier. Pour la voir sans me contorsionner et la dévoiler sans me déshabiller, même si, d’une certaine manière, l’afficher ainsi, c’est se mettre littéralement à nu. Reste une ultime question : quand ?