L’autre jour, dans le métro, j’ai eu l’impression de reconnaître quelqu’un. Quand on prend tous les jours la même ligne, à peu près aux mêmes heures, il n’y a rien d’étonnant à cela. C’est même logique. Sauf que je ne prends pas le métro tous les jours et que j’ai croisé cette personne, j’en suis sûre maintenant, à des heures et sur des lignes différentes. Elle aurait donc pu passer totalement inaperçue, ce qui est le cas de la grande majorité des personnes à côté desquelles nous marchons dans notre vie. Mais, elle, on ne pouvait que la remarquer. A chaque fois, ce petit bout de femme d’une quarantaine d’années était assise dans un sas à 4 places et en occupait deux. Non qu’elle en imposait, mais parce qu’elle transportait toujours avec elle une pile de livres, une boîte de biscuits ou gâteaux et un thermos avec du thé. Je n’ai d’ailleurs jamais vu ses yeux, toujours rivés sur les lignes d’un livre. On l’entendait simplement rire parfois, on la voyait aussi se tamponner les yeux avec son mouchoir en tissu… Tout le monde respectait cela et personne ne lui a jamais demandé de débarrasser ses affaires. Bien évidemment, elle avait la présence d’esprit – même si cette attitude la faisait souvent passer pour une douce illuminée (il m’était déjà arrivé plusieurs fois d’en parler avec d’autres voyageurs et chacun y allait de son hypothèse) – de ne pas prendre le métro aux heures de pointe. Mais la raison du rituel continuait à m’échapper.
Aussi, après une bonne vingtaine de rencontres fortuites, je me suis décidée à lui poser la question. Pour comprendre. Je fais partie de ces personnes qui croient qu’il y a toujours des raisons aux choses, et qu’il existe peut-être même des raisons aux raisons…
– Excusez-moi ? (quelle étrange habitude que de s’excuser avant d’engager toute conversation avec un inconnu !)
Je suis obligée de répéter ma question deux fois en m’approchant à chaque fois un peu plus d’elle car elle est totalement absorbée par sa lecture et n’est sûrement que très rarement, si ce n’est jamais, importunée lors de ses voyages. Elle lève enfin les yeux, mais pas la tête, déjà prête à retourner dans son livre… Hum… « A la recherche du temps perdu » aujourd’hui. Rien que cela.
– Puis-je vous poser une question? je tente.
Sitôt, un léger sourire apparaît sur son visage. Elle prend machinalement un marque-page attendant son heure sur le siège à côté, le place à la page 232 du tome 2 en prenant soin de le faire légèrement dépasser pour retrouver rapidement sa page une fois l’intermède fini.
– Oui ! lâche-t-elle comme si elle s’apprêtait à faire un 100 mètres.
– Que faites-vous ? Je veux dire… Je bafouille. Tout d’un coup, le ridicule de la situation me saute aux yeux, mais il est déjà trop tard… Je reprends. Cela fait plusieurs fois que je vous vois dans le métro, à lire…
– Tout le monde lit dans le métro, m’interrompt-elle, sachant bien que cette réponse ne me satisferait pas.
– Certes. Mais, il y a lire et lire, lui dis-je en montrant son thermos, ses livres et ses gâteaux du regard.
– Il y a quelques années, j’ai choisi de travailler chez moi. Du jour au lendemain, je n’avais plus à prendre les transports ! Un vrai bonheur ! Sauf qu’au bout de quelques mois, j’ai réalisé que je n’avais pas ouvert un seul livre depuis ce changement et que ça me manquait… Parce que, comme beaucoup justement, je lisais essentiellement dans les transports ! Et j’adorais lire dans le métro. J’ai retourné le problème dans tous les sens et ai fini par me dire que la seule façon de reprendre la lecture était de prendre à nouveau les transports. Pas avec le but d’aller quelque part cette fois-ci, mais d’y faire quelque chose : lire. Je conçois que cela soit étrange, mais j’y ai trouvé mon équilibre. Je continue à travailler de chez moi, donc suis libre d’organiser mes journées comme je le souhaite. Alors, voilà, chaque jour, je me pose dans un wagon pour lire…
Je ne m’attendais pas à ce que l’explication, quelle qu’elle soit, sorte aussi facilement et aimablement. Je suis presque déçue.
– Et vous restez dans la même rame ?
– Oui, oui ! Les chauffeurs ont l’habitude de me voir maintenant et ils ne m’obligent plus à sortir au terminus. Les pauses sont parfois longues au garage d’ailleurs avant que le métro ne reparte dans l’autre direction… C’est assez étrange. Au bout de deux, trois allers-retours, je range mes affaires et je sors, rassasiée !
– Mais, pourquoi ne pas vous installer dans votre canapé, chez vous, ou dans un café ? C’est plus confortable que le métro !
– J’ai essayé. Il n’y a pas assez de bruit, ou alors, pas les bons, pas assez de mouvement. J’aime bien être ballotée. Cela rythme la lecture… Vous savez, quand on prend l’habitude de faire quelque chose dans un certain environnement, il devient très difficile de le faire ailleurs. Cela fait 4 ans que je fais cela et je n’ai jamais aussi bien et autant lu…
Sur ces derniers mots, elle m’a regardée avec le même sourire qu’au début de notre échange, clignant rapidement des yeux, puis a plongé sa main gauche dans un sachet marron opaque et en a sorti deux petites madeleines maison desquelles s’échappait une douce odeur de vanille.
– Vous en voulez une ?
Je me souviens. Lors de mon premier passage à New York, le Flatiron Building portait une jupe. Que dis-je, une robe ! On ne le voyait pas. Travaux de rénovation. C’est évidemment une bonne initiative pour des bâtiments si prestigieux que de bénéficier d’une cure de jouvence, mais c’est toujours décevant quand les ravalements ont cours lorsque l’on est là. La fête est un peu gâchée, malgré tout. On aimerait, égoïstement, que la ville, quelle qu’elle soit, ne soit pas un chantier de rajeunissement permanent. Les sites internet des centres touristiques devraient d’ailleurs tenir une liste exhaustive des monuments historiques ou symboliques en travaux et donc, partiellement visibles. Il est en effet des voyageurs qui ne traversent l’océan que pour pouvoir flâner sur le Pont de Brooklyn en admirant la Skyline de la grosse pomme et le bleu pétrole du pont de Manhattan, quand bien même la ville a mille autres charmes. Se retrouver avec des œillères dès la moitié du Pont peut alors devenir rageant. D’ailleurs, nombreux sont les promeneurs qui rebroussent chemin en cours. Par chance, je l’ai déjà vu nu. La présence de ces parois métalliques occultantes m’offre alors l’occasion de créer ma propre image…
Feuilles et pétales de fleurs ont décidément beaucoup de mal à se contenter des rôles que la Nature a choisis pour eux. A savoir, de rester fermement accrochés à la branche ou à la tige qui leur a été assignée à la naissance, aux côtés de leurs camarades parfois désabusés. Si beaucoup n’imaginent même pas remettre en question ces conditions de vie sans réelle perspective, se satisfaisant de flotter au vent de temps en temps ou d’être cueillies et ainsi faire le bonheur éphémère de quelques amateurs de composition florale, d’autres nourrissent des rêves d’ailleurs qui dépassent l’entendement. Comme celui de voler de leurs propres feuilles…
Pendant que le cinéma projette son feu d’artifice sur le macadam noir pétrole, un drame se joue. La fin d’un leurre. Que dis-je ? D’un mythe. Une légèreté. L’échange débute, autour d’un café et d’un croissant, par une question toute simple. « Il y a une école de musique à Brooklyn ? » On s’imagine tout de suite la ville, ses immeubles en briques, un peu décrépis… La musique étant souvent associée à la danse, une autre image se dessine rapidement. Un film en fait. Flashdance d’Adrian Lyne. Un classique (désopilant) des années 80, avec des coupes de cheveux ahurissantes, des tenues déconcertantes, mais une bande originale décoiffante (Maniac ou What a feeling, pour l’essentiel sur lesquelles on a toutes essayé, bien cachées dans nos chambres, d’agiter nos gambettes comme Alex) et des scènes de danse bluffantes. Le film qui a lancé Jennifer Beals.
On a tous en tête – mais si, n’ayez pas peur – cette scène finale où son personnage en met plein la vue à un jury d’abord ennuyé avant d’être emporté par le rythme de la soudeuse-danseuse. Du coup, deuxième question café-croissant : « ce n’est pas à Brooklyn qu’a été tourné ce film ? » L’antisèche universelle nous apprend en 0,3 s que non, c’est à Pittsburgh. Et en lisant un article consacré au 3e plus gros succès cinéma de l’année 1983 aux USA (moi, je m’en souviens plutôt comme de l’année de la victoire de Yannick Noah à Roland Garros, émue en direct…), je tombe dessus : Jennifer Beals était doublée pour les scènes de danse. Premier choc ! Je croyais naïvement que c’était pour ses qualités de danseuse qu’elle avait été choisie… Deuxième choc : elle n’a pas été doublée par une mais par trois personnes : deux femmes (Marine Jahan, Sharon Shapiro), un homme (Crazy Legs, nom de scène a priori). Et dans cette fameuse scène finale au montage stroboscopique, quatre personnes sont en fait sur scène. La tête de Jennifer Beals, le corps de Marine Jahan, celui de Sharon Shapiro pour le saut de gymnaste et celui de Crazy Legs pour le passage de breakdance. Dans ce contexte, s’agit-il encore de cinéma ou de cuisine cinématographique ? Allez, pour parfaire le tableau, le nom de Marine Jahan n’était pas au générique. D’où la troisième question café-croissant : « Mais qu’a donc fait Jennifer Beals dans ce film ? » L’histoire ne dit pas si elle était aussi doublée quand son personnage faisait de la soudure. Elle portait un masque !
En revanche, ce qu’elle dit, c’est que la Paramount a proposé à David Cronenberg de réaliser ce film… Une proposition sûrement surréaliste pour celui qui vient de commettre le film d’horreur Scanners et qui, cette même année 1983, propose Videodrome et The Dead Zone. Alors, Flashdance dirigé par David Cronenberg, cela aurait donné quoi ? D’abord, Alex n’aurait pas été soudeuse, mais conceptrice de jeux vidéos très organiques. Chaque soir, une dangereuse corporation aurait pris le contrôle de son cerveau pour lui faire interpréter des danses mécaniques, accompagnée de dizaines d’hommes déguisés en mouche… A la fin, un membre du jury, sorti de plusieurs années de coma avec des pouvoirs divinatoires, lui aurait lâché qu’il était inutile qu’elle danse car elle allait rater la scène de breakdance. Alex, furieuse, quitterait les lieux en courant, grimpant dans sa voiture décapotable pour aller se planter dans un mur de béton, avant de s’envoyer en l’air avec son petit ami entièrement recouvert de tatouages et infiltré dans la mafia russe. Définitivement, cela n’aurait pas du tout été le même film. Et sinon, oui. Oui, il y a une école de musique à Brooklyn. On y enseigne aussi la danse d’ailleurs…
Lorsque j’ai pris cette photo, alors bringuebalée à l’arrière d’une jeep en direction d’Antelope Canyon, ce que j’ai voulu voir, c’est le reflet du conducteur dans le rétroviseur ainsi que celui du paysage sur le dos du phare supplémentaire greffé à l’avant de la carlingue. Evidemment, je savais qu’il était Indien, l’ayant vu monter dans le véhicule. Ce canyon magnifique, situé sur une réserve Navajo, est, de fait, géré par la communauté. Que le guide, dont on ne voit pas le visage, porte un T-shirt sur lequel figure un Indien était donc le détail motivant la prise de vue. Je n’étais pas allée plus loin que : « Oh, c’est amusant, il est Indien et il a un T-Shirt avec un Indien ! »
Aujourd’hui, je ne trouve plus cela très amusant en fait, mais questionnant. Quel message veut en effet faire passer un Indien portant un vêtement montrant un membre de son groupe en habit traditionnel, peut-être tel qu’on se le représente dans notre imaginaire biaisé par les westerns manichéens ? Est-ce une sorte de mise en abyme ? « Je suis cet Indien sur ce T-Shirt, mais, en même temps, je ne suis plus cet Indien sur ce T-Shirt avec son arc et ses flèches. Je conduis une voiture, j’ai une montre, je fais visiter mon canyon à des visages pâles. » Est-ce de l’auto-dérision ? Ou au contraire, une façon de montrer sa fierté d’appartenir aux premières Nations ? Une façon de dire : « je suis une icône ! » ? La question est transposée sur d’autres terres. Un Kenyan porterait-il un T-Shirt avec des Masaïs en train de faire des bonds ? Et un Français, un avec un petit vieux doté de baguette et béret ? Revendiquer de tels clichés peut-il relever d’autre chose que de l’auto-dérision ? Et pourtant, ce sont probablement ces pièces de coton que les touristes ramènent le plus de leurs périples exotiques. Car ce sont souvent ces clichés, ces images d’Epinal qu’ils viennent chercher.
Quoi qu’il en soit, cette simple photo montre que l’interprétation que l’on peut faire d’une image, même si l’on en est l’auteur, change avec le temps. Rien de plus naturel en fait, étant soi-même quelque chose en devenir. Ainsi la photographie n’est pas cette image figée à laquelle on pense parfois. C’est une image animée d’une vie, d’une histoire évoluant au gré des yeux qui la regardent…
Voilà que le soleil, totalement ébloui lui aussi par ce lieu enchanteur vers lequel mes pas et mes mots ont déjà convergé plusieurs fois (De l’air, Temps de pause au moins) déclare sa flamme à cette étendue d’eau sur laquelle se reflètent les arbres dépossédés de leurs feuilles par l’hiver. Comme un amoureux transi, il a gravé un cœur brillant à sa surface, encore toute tremblotante d’émotions…
Errance nocturne dans une ville inconnue. Chaque pas est une découverte. Boîte enregistreuse sur « on ». Il fait frais, mais l’air est serein, posé. Anémomètre à zéro. Au plus, une brise légère. Pour faire passer le temps. Délicatement balayer la nuit et amener le jour. Une tour tronquée. Un bassin réfléchissant. Des silhouettes bien avisées. Des reflets à peine trompeurs. Des phares bien dispersés. Et là, au milieu, comme le nez l’est sur la figure, un petit détail. Un horizon penché. A peine 6°. Suffisant pour faire couler l’eau du bassin hors de ses frontières et créer une légère impression de fuite à son abord…
Baie de Port Ligat. Minuscule port de pêche paisible où règne un clément microclimat. Accroupie sur la plage, je me demande si l’esprit d’un génie – c’est en tout cas ainsi qu’il se présentait et qu’il était/est perçu – pouvait continuer à rayonner même des années après la mort, bassement terrestre, de son propriétaire. Peut-être s’est-il lui-même assis là, sur ces quelques centimètres carré que j’occupe actuellement. J’attends, quelques secondes, puis quelques minutes, que le génie me traverse l’esprit, ou plus modestement, que l’inspiration monte. Je scrute autour de moi, en quête d’un signe incontestable. C’est le calme plat sur le rivage.
Mon regard se perd à la surface de la Méditerranée venant faire une halte dans cette anse. Y ondulent des reflets de bateaux et de barques colorés. Rien de très inédit photographiquement. Je déclenche malgré tout. Des droites devenant des courbes, coulant comme du caramel mou, s’allongeant, ainsi que le temps pour les parcourir ainsi distordues. Les reflets déformés offrent un voyage dans le temps. Cela me rappelle vaguement quelque chose, cette image. Des tableaux… Si connus qu’ils font partie de la culture populaire… Des montres molles… « La persistance de la mémoire »… Peint par feu, le maître des lieux. Se pourrait-il que ces reflets anodins, mémoire de son enfance, aient inspiré Dali pour ses toiles aux lignes fuyantes ? Car, fondamentalement, comment, ou plutôt, d’où vient une idée de génie ?
… L’imaginaire. Nous passons une bonne partie de notre temps à imaginer le monde qui nous entoure. Surtout, le lointain. Ainsi avance-t-on avec des idées et des images pré-fabriquées et factices de tel ou tel endroit. Des projections. Des images d’Epinal. Paris et sa Tour Eiffel ; le Japon et le Mont Fuji ; l’Inde et le Taj Mahal ; la Namibie et les dunes de Sossusvlei… Des clichés, certes. Parfois, il nous est impossible de faire autre chose que de s’offrir l’opportunité d’organiser une confrontation entre imaginaire et réalité, et ainsi de risquer de ternir l’image irréelle par la vraie.
Ainsi en est-il avec la fameuse « cabane au Canada ». Et sa version de luxe : « la cabane au Canada en plein été indien ». Une image persistante, très vivace dans de nombreux esprits rêveurs et avides de calme et de liberté. On l’a tous en tête : un lac où se reflètent toutes sortes d’arbres aux couleurs mordorées, et sur le bord, une petite cabane avec son ponton. L’image que l’on ne trouve que dans les guides de voyage. Presque faite pour ne pas être réelle mais plutôt pour faire rêver. Aussi, lorsqu’au détour d’un virage comme un autre, cette scène s’offre à vous, c’est comme si, enfin, vous aviez réussi à trouver le trésor promis à la base d’un arc-en-ciel…
Top, c’est parti ! Je suis le premier à vous souhaiter la bienvenue lorsque vous arrivez dans un tout nouveau pays, après deux ou dix-huit heures de voyage, que vous soyez pétillant ou exténué ! Je sais à la seconde où vous m’utilisez que vous avez franchi une nouvelle frontière ! Je fais en sorte […]
Share on FacebookC’est, par exemple, ce moment très particulier et finalement très soudain où ce qui nous amusait, nous faisait sourire, nous attendrissait, nous charmait – un daim tout mignonnet chatouillant nos pieds découverts, fouinant dans nos sacs alimentaires ou léchant notre main en l’air – nous agace, nous fatigue, nous énerve, nous révulse, et, en moins de temps qu’il […]
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