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Avant de commencer, j’appelle un ami : Robert. Il est petit, Robert, mais un peu gros et plutôt lourd quand même. Javel, pas assez loin, longueur, pas assez loin non plus, nystagmus, il est drôle ce mot, préconiser, trop loin maintenant, peucédan, première fois que je le lis celui-là, c’est quoi ? une plante vivace, peur ! Voilà, peur, c’est le mot que je cherchais. Oulala… Robert consacre une colonne entière à la peur. Les premières lignes en dressent un portrait suffisamment clair que je vous livre : « Phénomène psychologique à caractère affectif marqué, qui accompagne la prise de conscience d’un danger réel ou imaginé, d’une menace ». Viennent les synonymes : affolement, alarme, alerte, angoisse, appréhension, crainte, effroi, épouvante, frayeur, inquiétude, panique, terreur, frousse, trouille… Force est de constater qu’il y a des privilégiés dans la langue française : il est des mots pour lesquels nous disposons de bien moins d’alternatives… Viennent ensuite des citations d’illustres auteurs : « Notre faiblesse principale à nous Français : la peur de s’emballer, la peur d’être dupe, la peur de prendre les choses au sérieux, la peur du ridicule » (Romain Rolland) ou encore « Chez beaucoup de gens l’absence de peur n’est qu’une absence d’imagination » (Théodule Ribot). Théodule Ribot, philosophe, père-fondateur de la psychologie française…
C’est sûrement pour cette raison que la plupart des gens ont peur de se jeter à l’eau au beau milieu de l’océan, tout du moins, là où ils n’ont plus pieds, là où la mer se transforme en une encre noire au fond invisible… Pourtant, à y regarder de plus près, les premières dizaines de centimètres, d’une extrême pureté, sont accueillantes et même très tentantes. Malheureusement, le regard va sonder plus loin, plus en profondeur, et moins il trouve de prise où s’accoster plus il se monte des films, plus il imagine cette obscurité inquiétante remplie de créatures gluantes, vicieuses et carnivores qui s’empresseront d’abord de remonter à la surface pour frôler, puis goûter son propriétaire dès qu’il sera entièrement dans l’eau, hors de portée du bateau, totalement seul au monde, flottant maladroitement dans cette immensité qu’il sera à peine capable de concevoir… Il est vrai que, la plupart du temps, nous – êtres humains – vivons « au bord » et même « sur » quelque chose : le sol. Du sable, du carrelage, du bitume, de la moquette, de l’herbe, de la caillasse, du parquet, du métal, de la terre… Ainsi, nos pieds, alternativement en contact avec ces éléments compacts, nous assurent-ils un rapport au monde emprunt d’une sérénité toute inconsciente. Là, dans l’eau, sans repère, sans prise, sans rebord où les poser, c’est comme faire un saut dans le vide, à la différence près que ce vide-là est plein… Ce qui explique probablement pourquoi ce nageur, certes pourvu d’imagination mais aussi de suite dans les idées, s’est doté d’un masque et d’un tuba afin de voguer là où il n’avait pas pied et ainsi vérifier que ce plein était bien vide malgré tout, pour finalement couper court à toute fantasmagorie, donc peur, et profiter sans crainte de ce retour aux sources…
A l’origine, l’idée n’est pas vraiment mauvaise. Elle est plutôt bonne d’ailleurs, tout du moins amusante, un petit clin d’œil de voyageur à celui qui l’accompagne pendant son séjour : son guide. Celui de papier. Et l’idée ? Retrouver le lieu et l’angle exact sous lequel a été faite la photo de sa couverture et la faire à son tour. Identification rapide pour celui de l’Ouest américain : le mythique Golden Gate Bridge fait la Une. La photographie est prise quasiment à ses pieds, au sud de la baie, côté Baker Beach, décrite comme une petite plage très agréable dans ledit compère d’errance. Rien de plus facile a priori !
Il suffit de remonter cette longue plage, où une Californienne, que l’on veut croire typique, plonge ses pieds dans les eaux glacées de la célèbre Baie. Dix-quinze minutes de marche à tout casser et l’image est dans la boîte ! Sauf qu’à mi-parcours, les choses se corsent. Tel un mirage, j’ai l’étrange pressentiment que les gens se promenant un peu plus loin sur la plage sont nus comme des vers. L’hypothèse se confirme en avançant. Je marque une pause, ouvre le guide, retrouve le paragraphe consacré à Baker Beach. On n’y parle pas de plage naturiste… Ce qui n’est pas un problème en soi dans la mesure où la tolérance est à double sens et que personne ne réclame aux habillés de se dévêtir pour traverser cette portion de plage où le bronzage intégral est de rigueur. Cela pimente juste un peu le chemin jusqu’à l’objectif de la promenade. Et encore plus lorsque l’un de ces adeptes du simple appareil s’approche avec le sien – photographique – pour demander à ce qu’on le prenne en photo devant le pont. Passée la surprise de la requête – le type n’est pas d’ici, il veut ramener un souvenir de son passage à Baker Beach et évidemment, préfère solliciter quelqu’un en tenue normale car, forcément, c’est bien plus drôle ! -, une question cruciale se précipite rapidement aux portes de l’esprit : à partir de quelle hauteur veut-il être cadré ? Comme çà ? Non, non… Ah, plus bas ! Bien, très bien… Alors, attention, un, deux, trois, le petit oiseau va sortir ! Ah, non, pardon, c’est déjà fait ! Moralité : vouloir reproduire la photo de couverture de son guide de voyage, c’est bien, mais il faut avoir à l’esprit que le hors champ peut réserver quelques surprises !
Le mot « frappée » a été utilisé. « Tarée » aussi, si je me souviens bien. Et « folle », bien sûr. Tout cela m’étant modestement destiné et voulant à peu près dire la même chose, j’en conviens. Il y a surtout eu une certaine incrédulité, pour ne pas dire une incrédulité certaine, avant et après que tout cela se soit passé. Pourtant, rien de bien transgressif dans ce que je m’apprête à résumer. J’ai simplement assisté à un spectacle de danse… Attendez, j’en entends qui protestent votre honneur… Comment ? Je ne dis pas tout ? Bon, d’accord, le spectacle commençait à 6h30. Du matin, oui. Drôle d’horaire pour une représentation… Je pense que, spontanément, absolument tout le monde est d’accord avec ce point sauf ceux qui sont en plein jetlag.
Passé le choc horaire, le petit doigt se prend pour Desnos et lâche un faible mais décidé « Et pourquoi pas ? ». Oui, pourquoi pas ? Paris est une ville formidable où il se passe mille choses à la fois, même à des heures indécentes. 70 danseurs amateurs, 10 violoncellistes, la Tour Eiffel en arrière plan et potentiellement du soleil. Comme ça, sur le papier, même virtuel, c’est plutôt intriguant. La question est ensuite de savoir à quel point cette curiosité peut convaincre une personne – moi en premier lieu – de se lever à 5h35 en plein milieu de semaine et à ainsi s’amputer d’au moins deux heures de sommeil à jamais perdues ? C’est là où justement, la curiosité devient folie aux yeux de certains. Que Sharon Fridman, le chorégraphe qui a eu cette géniale idée décalée, leur pardonne… Je ne dis pas que cela a été facile. Ni que je n’ai pas eu envie de faire comme si je n’avais pas entendu la sonnerie répétitive de mon réveil. Ou que je n’ai pas essayé de me convaincre que ce n’était pas si grave de ne pas assister à cette prestation de bon matin. Comme écrit plus haut, Paris est une ville formidable où il se passe mille choses à la fois, aussi à des heures normales. Sauf que j’étais réveillée, qu’il ne pleuvait pas (un des arguments préparés la veille comme cause éventuelle de renoncement) et que je n’avais donc plus aucune raison valable de ne pas filer dare-dare vers le Parvis de Chaillot.
Où l’on se rend compte qu’à 6h du matin, les métros sont déjà pleins d’une population de travailleurs de nuit rentrant enfin chez eux. Ce qui relativise notablement l’exploit. Il y a quelques nuages à l’horizon, le soleil n’est pas encore passé au dessus, des retardataires – dont je fais partie – courent dans les couloirs du métro pour ne pas trop en manquer tout en se disant – en tout cas, moi – que c’est quand même étrange de courir dans les couloirs du métro à une heure où la torpeur pèse encore sur tout. C’est qu’il y a du monde sur le Parvis ! Des fous, des tarés, des frappés, cernant chaleureusement les artistes au cœur de la scène improvisée ! Il fait bon. Rizoma. Le spectacle a commencé. Lentement mais sûrement. Au sol. Danse contact. Les uns contre les uns, les uns sur les autres, les uns avec les autres, les uns entre les autres, les uns sous les autres… Et vice et versa. Une chorégraphie à la fois burlesque et émouvante, douce et violente, drôle et poignante accompagnée parfaitement par les langoureux accords des violoncellistes. Quand le soleil sort enfin de l’horizon ouateux, venant arroser de ses bienveillants rayons les danseurs ne faisant plus qu’un et les musiciens jouant à l’unisson, une étrange petite boule me serre soudainement la gorge. Je ne m’inquiète pas car je la connais bien… C’est la petite boule des moments forts. Des émotions pures et inattendues, qui donnent des ardeurs d’alien pacifique à mon cœur, qui font croire que l’impossible est probable. Aussi rares qu’indispensables. Le dernier pas est posé, la dernière note est lâchée, la parenthèse s’achève. Et tout le monde vacille. Flotte. Puis se disperse. Paris se réveille. La circulation se densifie. Le bruit des moteurs ronge l’atmosphère, envoyant valser les dernières notes en suspens. Et le cours normal d’une journée de milieu de semaine reprend naturellement le dessus…
Histoire vraie : figurez-vous que la claque la plus douloureuse que j’aie jamais reçue m’a été délivrée par un manchot. Sans cette photographie, vous pourriez croire que je me moque de vous. Il n’en est rien. Il faut dire que je l’avais (presque) cherchée. Ma mission, que j’avais acceptée les yeux fermés, pleine d’un mélange […]
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